Chapitre 3

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Le temps semble comme s'allonger et se raccourcir en même temps. Tout est flou. Je n'ai plus aucune conscience de mon environnement. Une seule pensée m'obsède : mon bébé a disparu.

Je me précipite vers mon lit. Elle a dû glisser sur le côté et se coincer entre le lit et le mur. Ce n'est pas possible autrement. Il ne peut, ne doit, pas y avoir d'autre explication.

Je retourne l'intégralité de la pièce, espérant en vain la retrouver.

- Madi, je crie, Madi s'il te plait fais-moi un signe.

Mais rien à faire, elle reste introuvable.

Je me laisse retomber sur mon matelas, complètement vidée. Je n'arrive pas à y croire. Je ne veux pas y croire. Normalement, je devais la garder jusqu'à la fin de l'allaitement au moins. C'était ce qui était prévu. C'est ce que toutes celles avant moi m'ont affirmé. C'est comme ça que cela doit se passer.

Alors pourquoi ? Je suis encore capable de lui donner du lait, je peux encore m'en occuper comme il se doit.

Je sais que je ne peux pas lui offrir une vie digne, mais je fais de mon mieux. Et là, j'ai l'impression que mon monde vient de tout simplement s'effondrer. Sans mon enfant, j'ai l'impression qu'on m'arrache le coeur.

J'entends la porte s'ouvrir. Je ne relève même pas la tête, j'ai perdu strictement toutes mes forces en l'espace de quelques instants. Sans doute est-ce encore un garde qui vient me chercher pour un nouveau client. Je ne suis pas en état de repartir pour un tour. Pas maintenant, pas après cette découverte. Mais est-ce que j'ai le choix ?

Je sais que j'aurais dû tenter quelque chose, au lieu de toujours repousser le moment fatidique. Si seulement j'avais été un peu plus prévoyante, nous n'en serions pas dans cette situation. J'aurais dû essayer de m'enfuir avec elle, quitte à mourir au passage. Je n'en peux plus de cette vie et je viens de l'infliger à un être aussi innocent que Madi. Elle n'a que quelques mois et vient d'être condamnée pour toute sa vie.

Elle ne mérite pas ça. Elle ne mérite pas de devoir vivre avec cette peur au ventre, cette incertitude constante, cette faim intenable, cette fatigue insupportable...

Il y a du mouvement autour de moi mais je n'y prête pas la moindre intention. Si ça se trouve, il est en train de me hurler dessus pour que je réagisse. Je n'ai de toute façon plus rien à perdre. Que peut-il me faire de pire de toute façon ? Me tuer ? Je suis déjà morte intérieurement.

Une main me secoue l'épaule. Suis-je à ce point à l'ouest pour que ce geste me semble si doux ? Personne n'est doux ici, encore moins envers nous. Enfin, sauf Raven. Mais elle, elle est à l'atelier pour le reste de la journée.

Je me force à le regarder en face. Je distingue à peine les traits de son visage à cause des larmes qui obstruent ma vue. Il y a longtemps que je ne m'étais pas effondrée à ce point. La dernière fois remonte à plus d'un an.

- Hé, tu m'entends ?

Je ne connais pas cette personne. En même temps, il y en a tellement dans le camp que c'est impossible de tous les avoir vu. Ou peut-être que si. Je m'en moque de toute façon. Nous ne sommes tous que des âmes sans vie errant dans les couloirs.

- Tu as besoin de quelque chose ? Quelqu'un ?

Ce n'est pas normal. Personne ne se préoccupe de moi en dehors de mon amie. Ici, c'est chacun pour soi.

Je tente de me concentrer sur le visage qui me fait face. Tout est encore fort brouillé, je n'arrive pas à cesser mes pleurs, bien que je le veuille.

Petit à petit, je parviens à distinguer quelques détails. C'est une femme, de longs cheveux bruns et des yeux verts.

Aussitôt, le souvenir de ma dernière cliente féminine me revient en tête. Sa voix me promettant que nos chemins se recroiseront résonne encore.

Je sais que je vais avoir des ennuis pour ma réaction, mais je ne peux m'empêcher d'agir instinctivement. En une seconde, je recule le plus loin possible, le mur m'arrêtant dans ma tentative dérisoire de fuite. Tout mon corps tremble. Il arrive que certaines personnes de ma section disparaissent, achetées par les clients. Est-ce pour ça que Madi m'a été retirée ? Parce que j'ai été vendue à une autre ?

- Non, s'il vous plait, je supplie.

Je ne me montre jamais sous un tel jour mais je suis à bout. C'est juste la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Je n'en peux plus. Cette journée n'est qu'un enchainement de catastrophes. Aujourd'hui plus que n'importe quel autre jour je voudrais me réveiller, me rendre compte que tout ceci n'était qu'un horrible cauchemar. Des années que je le souhaite. Et des années que l'enfer continue.

- Du calme, je ne te veux aucun mal.

Je me recroqueville un peu plus à ses paroles. Généralement, ce qui suis n'est jamais agréable. Une manière de mettre en confiance pour mieux retourner sa veste par la suite.

- Okay, regarde je m'éloigne. Il n'y a personne d'autre et je ne te ferai rien.

Tout en parlant, je la vois se reculer les mains en l'air.

- Voilà c'est ça. Continue de travailler sur ta respiration. Inspire et expire. Une chose à la fois. Tu es en sécurité avec moi. Tu n'as rien à craindre.

Progressivement, j'arrive à reprendre le contrôle sur moi-même. Le monde autour de moi se précise tandis que l'adrénaline redescend.

Je n'avais plus fait de crise d'angoisse depuis un bon moment.

- Tu te sens mieux ?

La jeune fille n'a toujours pas bougé de sa place. Maintenant que j'y fait plus attention, elle ne ressemble pas tant à cette personne qui s'est amusée avec mon corps aujourd'hui. En fait, je ne pense pas l'avoir déjà vue. Raven m'avait parlé d'un nouvel arrivage, sans doute fait-elle partie de ces nouvelles victimes.

Je hoche doucement la tête, toujours incapable de prononcer le moindre mot.

Je laisse mon regard trainer dans la pièce jusqu'à ce qu'il soit attiré par un paquet de couvertures informes. Le paquet bouge.

Prise d'un espoir soudain, je me relève vivement. Mauvaise idée au vu de ma vision qui se noircit en un instant.

- Doucement, elle s'approche de moi pour me soutenir. Tu devrais te reposer là tout de suite.

Je la chasse d'une main impatiente et m'approche d'une démarche mal assurée.

Là, face à moi, un nourrisson gigote. Ses grands yeux bleus rencontrent les miens et il ne m'en faut pas plus pour la prendre dans mes bras.

- Tu connais ce bébé ? Il était sur le lit où tu étais assise.

En un instant, le peu de reconnaissance que j'avais pour cette femme s'évanouit, remplacée par de la colère.

- C'est toi qui l'as prise, je demande en serrant les dents.

- Elle était sans surveillance, elle tente de se justifier. Pour un enfant de cet âge c'est très dangereux, même pour quelques minutes. Après j'ai dû me rendre au réfectoire alors je ne pouvais pas la laisser seule ici.

Comme si je ne connaissais pas les risques encourus.

- C'était la meilleure solution, je souffle en tentant de garder mon sang-froid.

- Tu devais travailler ? Tu aurais pu l'emmener avec toi ou la confier à une personne de confiance.

- Ne me dicte pas comment m'occuper de ma fille, je crie presque. Tu ne sais rien de moi ou de ce que je dois faire d'accord ?

- Oui c'est vrai mais...

- Non, je m'en moque. Tu es une nouvelle ça se voit. Tu ne connais rien à cette vie. L'endroit le plus sécurisé pour elle était là.

- Je ne lui voulais que du bien...

- Alors pour son bien, et surtout le tien, ne t'approche plus jamais d'elle.

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