Comment ne pas sombrer lorsque l'on est plongé dans le silence ? Il y a quelques années, j'aurais été incapable de donner une réponse sans bafouiller. Je m'appelle Johanna, et voici mon histoire.
Pianiste de profession, je suis devenue sourde à l'âge de vingt-cinq ans. Ce fut brutal et irréversible. En quelques instants, mon monde s'est écroulé. À quoi bon, après tout, lorsque l'on se retrouve isolée du reste du monde ? On peut apprendre le langage des signes à n'importe quel âge, mais comment continuer à exercer un métier sans son outil de travail principal ? N'est pas Beethoven qui veut...
Si Victor n'avait pas été là, je ne sais pas si j'aurais eu le courage de me relever de cette épreuve. Il était mon compagnon de l'époque. Nous étions tout l'un pour l'autre. Nous vivions ensemble depuis quatre ans déjà lorsque l'on m'a diagnostiqué ma maladie. Victor est resté et m'a soutenu là où d'autres se seraient enfuis en courant. Il m'a aidée à me battre, m'a permis de dépasser mes limites jusqu'à faire de mon handicap une force. Selon lui, mon seul blocage était psychologique. J'avais atteint un tel niveau de maîtrise de mon art que cet obstacle n'était qu'un vulgaire caillou dans ma botte. Il était toujours d'un optimisme sans faille, un grand rêveur... Mais le pire, c'est qu'il avait raison. Je m'étais imaginé ne pas être capable de jouer sans mes oreilles mais il s'est avéré que c'était faux. Je ressentais les sons, j'entendais les notes dans ma tête. J'imagine que mes vingt années de pratique y étaient pour beaucoup, mais au-delà de ça, c'est la confiance qu'il a placée en moi et la lueur dans ses yeux lorsqu'il me regardait qui ont été mes moteurs.
Victor était écrivain, le meilleur que je connaisse, et je ne dis pas ça parce que j'en étais amoureuse. Ensemble, nous avons inventé un concept jamais vu jusqu'alors, une forme d'expression artistique dont nous étions profondément fiers. Cerise sur le gâteau, ma surdité ne nous a pas freinés, bien au contraire ; elle nous a propulsés sur le devant de la scène. En trois ans nous sommes passés d'artistes confidentiels à phénomènes incontournables auprès des amateurs d'art. Des gens de tous âges faisaient la queue pour acheter des billets pour nos représentations, et pas uniquement dans notre Allemagne natale, mais tout autour du globe !
Nous excellions dans l'improvisation et ça, ça plaisait. Le concept était somme toute assez simple : Victor se mettait devant son ordinateur portable et improvisait une histoire projetée en temps réel sur un grand écran. Là où il faisait très fort, c'était dans la construction de son récit. Il n'y avait jamais de blanc, jamais de temps mort. Son imagination déversait un flot continu de mots et l'effet recherché était toujours là. Je n'ai jamais vu personne se plaindre de la qualité de ses histoires. Et elles étaient toutes tellement différentes, tellement originales... Il écrivait de tout ; du thriller, du drame, du romantique, de l'horreur... et à une telle vitesse ! Je ne sais pas qui de lui ou de moi était le plus véloce sur son clavier. Je lui ai demandé à l'époque s'il ne pensait pas son scénario préalablement à ce qu'on appelait nos « lettres harmoniques », mais il m'a assuré que non. Un génie, tout simplement.
De mon côté, mon humble travail consistait à improviser une musique d'accompagnement pour habiller son récit. Il fallait s'adapter, là résidait la plus grande difficulté. Mes yeux étaient rivés sur l'écran et les mots qui s'y affichaient tandis que mes doigts bougeaient en fonction de l'histoire racontée par mon compagnon. Il fallait savoir jouer de tout avec lui ; de la musique mélancolique, à suspense, épique, de la musique d'ambiance, stressante ou apaisante... Cet exercice m'a souvent poussée jusque dans mes retranchements mais j'adorais ça, je recherchais ça.
Les spectateurs étaient fascinés par la façon dont nous travaillions conjointement. Nous nous comprenions sans avoir à nous parler. Avec l'expérience, j'arrivais à anticiper lorsque Victor allait partir dans une longue description ou dans une scène d'action endiablée. Si je sentais une forte tension se dégager du récit, je pouvais prédire approximativement combien de temps il lui faudrait pour envoyer la chute, le moment choquant qui allait faire frémir ceux venus pour le lire. Ça me permettait d'adapter la longueur de mes morceaux, de savoir de combien de temps je disposais pour faire monter la pression et ne pas me retrouver dos au mur face à un retournement inattendu alors que je jouais par exemple jusque-là une musique très douce. Tout résidait dans les transitions et ma capacité à les prévoir longtemps à l'avance.

VOUS LISEZ
L'écho du silence (Nouvelles)
Short StoryVivre après la mort, se souvenir de ses vies passées, jouer avec la vie d'autrui... Ce recueil regroupe des nouvelles de différents genres (Thriller, Science-Fiction, Humour noir...) avec pour thème central la mort, ses divers aspects et les répercu...