Je venais d’arriver à Ellen Falls, une ville trop colorée et trop bruyante à mon goût. Mes parents, constamment en voyages d’affaires nous avaient envoyés, mon piano et moi, chez ma grand-mère pour que nous nous tenions compagnie. Étant toutes deux de nature peu loquace, nos conversations se limitaient à des phrases simples et précises deux ou trois fois dans la journée. Lorsque je n’étais pas en train d’étudier, je passais tout mon temps libre à jouer du piano.
Ce jour là, je découvrais mon nouveau lycée. Je me garais sur le parking de l’établissement, jetais un œil à mon emploi du temps et me dirigeais vers mon premier cours. Biologie. La prof m’accueillit et elle m’envoya m’asseoir à côté d’un garçon à la mine pâle. Il était très grand, les cheveux noirs et longs, les yeux bleus. J’entendais les autres chuchoter entre eux, me plaignant d’être assise à côté de lui. Je lui chuchotais un « bonjour » discret et, voyant qu’il ne me répondait pas me mis au travail. Il ne parlait pas, sa respiration ne faisait aucun bruit. Même le son du froissement de ses vêtements semblait être étouffé.
A la fin du cours, une fille, que je présumais être la déléguée, vint me voir.
«- Salut ! Je m’appelle Ashley Peterson, je suis la déléguée de classe, dit-elle avec la voix d’une gamine de dix ans. »
J’avais mis dans le mille.
«- Et toi tu es… ?
- Hayley Walter.
- Je te plains ! me dit-elle, tu vas être assise à côté de Jil dans toutes les matières ! Ça sert à rien de lui parler, il ne te répondra pas. Il parle plus depuis que ses parents sont morts dans un accident de voiture quand il avait sept ans. »
Je ne relevais pas et continuais à marcher en direction de la salle de maths, Ashley sur mes talons. Je me présentais au prof et allais m’asseoir à la seule place libre, à côté de Jil. Je me rendis compte qu’il n’avait ni cahier, ni trousse, juste un étui de violon. Il en sortit un stylo et une feuille avec des portées vierges puis commença à les remplir. Il ne copiait pas ses cours mais passait son temps à écrire sur son papier à musique. Le silence était tel dans la salle de cours que le seul bruit audible était le crissement de la craie sur le tableau ainsi que le frottement du stylo bille de mon taciturne voisin sur le papier. Dans cet environnement coloré pourtant propice au bruit, il était silencieux et sombre, comme si il vivait dans un autre monde. Un monde muet où rien ne bougeait et où le temps semblait figé.
Un do, un sol… Bientôt un morceau entier était retranscrit sur les lignes. En sortant de la salle, il oublia la partition sur la table. Je la pris et la rangeais dans mon sac, pensant lui rendre le lendemain. La journée passa à une vitesse folle. Lorsque je rentrais à la maison, je me précipitais sur mon piano et déchiffrais la partition. Le thème me rappelait quelque chose. Au fur et à mesure que mes mains dansaient sur le clavier, le cours de maths repassa devant mes yeux ou plutôt à mes oreilles. Jil semblait avoir une perception des choses bien différente de celle de la majorité de la populace.
Le lendemain, alors que nous étions en cours, je traçais une portée sur un post-it et j’écrivais un « salut » timide puis je fis glisser le morceau de papier jusqu’à lui. Il le prit, le lut et répondit au dos. Je ne m'attendais pas à ce qu'il me réponde en remplaçant les lettres par des notes de musique mais je compris ce qu'il voulait dire. Traduction : « Enchanté, Hayley. Tu fais de la musique ? » Je renvoyais : « Du piano. La musique c’est toute ma vie. » Il me sourit et me tendit le post-it. « Troisième étage de l’ancienne école de musique après les cours. »
Je me rendis donc à notre rendez-vous. Je poussais la porte entrouverte du couloir…
L’ancienne salle de danse de l’école de musique s’étendait devant mes yeux. Un mur couvert de vieux miroirs reflétait la lumière qui filtrait à travers les Velux poussiéreux et de grosses poutres en acier terni traversaient la pièce de long en large à trois mètres de hauteur. Le parquet ciré brillait faiblement et un énorme piano à queue trônait dans un coin sombre. Jil était là, son violon à la main. Il commença à jouer. Pour avoir du talent, ça il en avait ! Lorsqu’il s’arrêta, je compris enfin. Il s’exprimait à travers la musique mais malheureusement, personne ne le comprenait. Je m’assis au piano et laissais parler mes mains. Les mots restaient muets mais les notes qui elles emplissaient l'espace, parlaient à leur place.
«- Tu ne parles jamais comme les autres, ceux qui ne comprennent pas la musique ? demandais-je. »
Jil fit glisser son archet sur les cordes en réponse au piano.
«- Non. Ils pensent que la musique s’écoute ou se joue tout simplement et ils usent de mots dont ils ne savent pas le sens pour la décrire. Ça ne sert à rien d’essayer de leur faire comprendre que la musique se vit. Elle est vivante en toi, je le sens, dit-il à travers la mélodie qu’il jouait. »
Un trimestre passa et le printemps montra le bout de son nez. Jil ne parlait toujours pas mais nous échangions beaucoup grâce à nos instruments. Nous nous étions rapprochés à un point tel que chaque note que nous jouions était pour l’autre.
Un jour que j’étais allée seule dans l’ancienne salle de danse, je fus prise par ces sentiments qui bouillonnaient en moi. Je laissais mes mains aller sur le clavier et entamais la‘’Comptine d'un autre été’’ de Yann Tiersen, mon air préféré, qui résonnait à présent dans la pièce vide. La vieille porte en bois grinça et la grande silhouette élancée de Jil apparut dans l’encadrement, un violon à la main. Il s’avança vers moi et s’assit sur le tabouret à mes côtés. Il m’accompagna, jusqu’au bout, dans un tourbillon de croches, de noires et de blanches entremêlées. A la fin, il me prit dans l’étreinte de ses bras musclés. Il était beaucoup plus grand que moi, ses longs cheveux noirs chatouillant mon cou.
«- Je t’aime. »
Sa voix était grave, chaleureuse et douce ; la plus belle mélodie qu’il m’ait été donné d’entendre. Il avait rompu le silence dans lequel il se murait depuis plus de trois ans. Il m’avait parlé.
«- Moi aussi je t’aime, Jil. »
Il desserra son étreinte, et sans un bruit, il posa ses lèvres contre les miennes. Je lui rendis son baiser.
Bande son
Clair de lune, Debussy
Comptine d'un autre été, Yann Tiersen
Cherry Wine, Hozier
Thinking out loud, Ed Sheeran
Flume, Bon Iver