𝚌𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚟𝚒𝚗𝚐𝚝-𝚚𝚞𝚊𝚝𝚛𝚎

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Bonne lecture !

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Tooru ouvre la porte du grand bureau de son père avec la gorge nouée.

Son corps est froid, glacé et complètement ankylosé, pourtant il réussit à s'avancer suffisamment sans tomber. Ses pieds ne s'emmêlent pas, et il dit en s'arrêtant :

- Vous m'avez fait demander, je crois.

Son père ne fait pas face à son bureau. De là où il est, Tooru ne voit que le dos de son fauteuil immense et sombre. Le roi regarde l'extérieur, le soleil qui se couche au loin : même en ne connaissant pas son expression, il peut très bien l'imaginer.

Le silence s'étire pendant un long moment, jusqu'à ce que son père soupire.

- Pourquoi n'es-tu donc pas comme lui, souffle-t-il avec lassitude.

Il ne se lève pas, ne bouge pas, et Tooru sent son cœur s'arrêter. Sa tristesse menace de l'avaler tout entier, mais il ne peut pas le montrer, pas ici pas maintenant : si son père ne pleure pas, alors il ne le fera pas non plus.

Mais sa gorge se serre tellement qu'il ne répond pas. Il n'y a rien à répondre.

- J'ai espéré jusqu'à la fin, je crois.

Il n'y a personne dans la pièce : seulement eux, et cet écart insurmontable.

- Mais j'aurais dû m'en douter : sa mère était aussi faible que lui.

Tooru contracte sa mâchoire. « Sa mère » ? Ce n'était pas seulement la mère de son frère, c'était aussi la sienne. Et ça, à présent, tout le monde semblait l'avoir oublié. Il aurait pu avoir le statut de prince bâtard que ça n'aurait rien changé.

Le mot « faible », lui en revanche fit bouillir son sang. Son frère avait fait de son mieux, il s'était montré droit et fort jusqu'à ne plus pouvoir tenir debout, il avait tenu son rôle d'hériter pour ne pas effrayer le roi, et à présent ils en étaient là.

Takeru, le fils prodigue, et Tooru, celui dont la déviance était maintenant aussi connue que la Mort Rouge en personne.

Il n'était encore prince que parce que son frère l'avait défendu jusqu'à son dernier souffle. Mais maintenant ? Maintenant qu'est-ce qui retenait son père de l'envoyer s'exiler à l'étranger pour se prendre une maîtresse ? Pire, une nouvelle reine ?

Le roi est encore jeune, encore fort, et encore capable de régner un moment. Il a le temps d'attendre quinze ans de plus qu'un môme grandisse comme il le souhaite.

Alors Tooru attend la sentence, les poings serrés. Son frère est mort dans la matinée, ses larmes viennent tout juste se sécher sur ses joues, et il est déjà en train de craindre pour sa vie.

- Si je te garde ici, si je t'ai laissé te conduire ainsi, c'est simplement pour elle. Elle est morte pour toi, alors je ne voulais pas rendre ça complètement inutile.

Le corps de Tooru n'est plus que fourmillements. Ses oreilles sifflent un peu.

- Tu ne monteras pas sur le trône. Moi vivant, ça n'arrivera pas.

Ses mots s'incrustent dans sa chair, et le roi se retourne enfin.

Personne n'a jamais eu de doute sur la descendance des deux princes. Takeru était le portrait de son père, et Tooru lui a presque tout hérité de sa mère, à part ses yeux. Mais là, comme ça, il est déçu de voir que même avec cette expression triste et ces yeux déçus, il possède toujours cette ressemblance frappante.

- Vous n'avez pas d'autre héritier, dit-il.

Le roi n'est pas un bon roi. Ce n'est pas juste car Tooru se sent seul et rejeté, il n'est pas puéril à ce point. Il est grand, adulte, fort, et capable de voir de ses propres yeux à quoi ressemblent sa capitale et son pays. Il a eu une éducation royale, s'est cultivé seul, et possède cet instinct de stratège que n'a jamais eu son frère.

Alors il fait face à son père avec les genoux qui tremblent, car cet homme est la seule personne au monde capable de lui faire peur.

- Je n'en ai pas, en effet. Mais notre peuple te déteste.

- Car j'aime les hommes.

Le roi semble sur le point d'attraper le bougeoir sur le coin de son bureau pour le lui lancer à la figure. Son visage se froisse d'un coup et il affiche une colère qui le fait frissonner.

- Car tu es complètement malade, mon pauvre garçon. J'aurais dû prendre la décision de t'envoyer loin il y a longtemps, mais malheureusement maintenant c'est trop tard.

Il soupire et se passe une main sur le visage. Il a l'air épuisé, et triste. Son fils préféré, adoré, est mort et il ne lui reste plus que le déviant.

- Pourquoi m'avez-vous fait appeler ?

- Je ne sais pas, avoue-t-il. Je pensais qu'en te voyant, je serais tout de même content de voir qu'il me reste au moins un fils, mais ce n'est pas le cas.

Il relève la tête, et Tooru veut vomir. Il pourrait se pencher et vider son estomac sur le tapis. Dans ce regard, il n'y a que de la déception.

- Tu ne seras jamais roi, dit-il. Et si tu n'es pas trop bête, alors tu as bien compris qu'il ne fallait pas espérer le devenir.

Ses ongles lui rentrent dans la paume. Tooru ne veut pas détourner la tête en premier.

- Vous n'avez pas d'autre héritier, répète-t-il.

- Je préfère encore adopter un enfant des rues plutôt que de te donner le trône.

Il aurait pu tout aussi bien le gifler, car le prince sursaute. Il le regarde avec des yeux ronds, en comprenant à présent que tous ces mots n'en sont pas simplement. Il en pense chaque syllabe.

- Tu vas continuer à vivre ici comme le parasite que tu es, car je ne veux pas accabler mon règne encore plus que tes actions ne l'ont déjà fait. Tu vas te faire discret, tranquille, continuer à amuser la cour et à faire tes petits coups en douce, mais je ne veux plus te voir. Je ne veux plus te croiser. Tu partiras du palais principal avant demain matin ; celui construit autrefois pour le duc est prêt à t'accueillir.

Il articule lentement :

- Ne reviens plus devant moi. Tu gardes peut-être ton titre, mais tu n'es plus mon fils. Le seul que j'avais est mort ce matin.

Il se détourne au moment où sa voix se brise. Tooru le regarde, le fixe, observe ce dos large et ses mains qui s'appuient sur le bureau massif. Dehors il neige presque.

Quelques secondes passent, s'étirent jusqu'à ce que le prince ravale son sanglot pour dire d'une voix claire :

- Vous le regretterez.

Ses paroles volent, résonnent, le feu craque. Il voit son père se redresser lentement, avant de le regarder en face.

- C'est une menace ?

- Une constatation. Vous le regretterez un jour. Peut-être pas maintenant, peut-être pas tout de suite. Mais un jour.

Il se redresse, lève le menton. Soutiens ce regard avec force et colère.

Le roi serre les dents.

- Dégage d'ici.

- Bien, Votre Majesté.

Il tourne les talons, et ne claque même pas la porte. Une fois seul dans le couloir, un sanglot remonte dans sa gorge : il le ravale, et part en direction de sa chambre pour préparer ses affaires.

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Ad Vitam Aeternam | UshiOiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant