Chapitre 9 - K -

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Lorsque j'arrive dans l'amphithéâtre, les groupes sont déjà formés. Tout le monde est en binôme, comme à la séance du début, mais certains portent des bouts de costumes, et répètent des textes bien définis. On dirait que Alec n'avait pas tort: le spectacle se prépare, et tout sera prêt dans moins d'un mois.

Ce dernier est aussi présent, seul. Je suis étonnée. Je pensais qu'une autre fille se jetterai sur l'occasion, que j'aurais à trouver un nouveau partenaire. Mais non, il est bien là, fidèle à lui-même. Je prends place à ses côtés, à une distance raisonnable, toujours sans l'avoir regardé dans les yeux. Je remarque la présence d'une ou deux filles de la dernière fois, et je ne veux pas me faire à nouveau fracasser la tête sur un évier pour non-respect des distanciations sociales.

La professeure entre à son tour, et je rive mon regard à elle pour ne pas avoir à me soucier de la présence d'Alec. Les projecteurs sont allumés, et je me rends compte que la salle est en réalité plus grande que ce que je pensais. Je remarque enfin l'enseignante, qui est plutôt banale, très fine, mais qui étrangement à une peau tachetée de brun, comme celle d'un parchemin brûlé par le soleil. Elle nous sourit nous observe tous, et prend la parole, d'une voix claire.

- Bonjour à tous! Pour les retardataires ou les absents aux cours d'avant, sachez que je suis honorée que vous soyez là. Je suis une prof, mais je préfère que l'on m'appelle par mon prénom, Polly. Aujourd'hui, nous allons procéder à la distribution des rôles. Comme vous le savez probablement, nous allons jouer d'ici environ un mois un grand classique, Roméo et Juliette, pour la répétition générale. Les rôles donnés ne seront pas fixes, et pour le spectacle de fin d'année, il se peut qu'ils changent. J'ai analysé la composition de vos groupes, donc si vous le voulez bien, nous allons attribuer les personnages dès maintenant.

Je suis totalement figée. Je n'entends plus ce qu'elle dit, je suis sous le choc.

Roméo et Juliette..?

Alors que les premiers rôles sont distribués, je murmure tout bas à Alec.

- Il ne faut pas que... enfin on ne doit pas avoir le premier rôle!

Sans gêne, il me répond à voix haute, sans se soucier des élèves qui pourrait entendre.

- Pourquoi? Tu as peur de ne pas pouvoir me regarder dans les yeux?

Je me sens rougir, paniquée. Les amies de Cécilia, derrière nous, ont forcément entendu cette remarque, qui me fait me sentir toute bizarre. Je ne dois surtout pas lui répondre, et de toute façon, je suis bonne pour le massacre. Devant, la voix annonciatrice de Polly se rapproche, mais mes oreilles bourdonnent tellement que je suis incapable de saisir une traître parole jusqu'à ce qu'elle soit face à nous. Ses yeux noisettes nous scrutent avec application. J'ai l'impression d'être examinée comme un bout de viande.

- Vous... Vous avez l'air d'avoir une bonne alchimie. Je comptais garder ces rôles pour d'autres mais... vous me rappelez étrangement des fantômes du passé, si je puis dire. Et puis, vous êtes très beaux ensemble. Voici notre Roméo, et notre Juliette!

J'ai l'impression de me liquéfier, j'aimerais que le sol s'ouvre et m'engloutisse. Elle nous tend un script, que j'attrape d'une main fébrile. Sans s'en rendre compte, elle retourne papillonner vers les autres groupes. Je sens des regards noirs dans mon dos, je réalise la gravité de la situation.

Il y a un baiser dans Roméo et Juliette, et c'est la scène la plus importante de toute la pièce... car Juliette, voyant Roméo mort, l'embrasse une dernière fois puis se tue avec son poignard. Ils meurent en s'aimant d'un amour pur et éternel, allongés l'un à côté de l'autre, toujours en s'embrassant.

Voilà quelque chose que les sbires de Cécilia ne laisseront pas passer. Il faut que je change de rôle au plus vite. Je redresse enfin la tête, et m'adresse à Alec, qui lit son script d'un air intéressé.

- Ecoute, ça ne va pas être possible, ce binôme. Regarde, il a la scène du baiser à la fin, et ça m'étonnerait que Cécilia aime ça. On devrait au moins changer de rôles.

Son regard se pose sur moi, et j'ai l'impression d'être traversée. C'est la première fois depuis le début du cours que nous nous regardons vraiment, et j'ai l'impression de me prendre une gifle. Ses sourcils se froncent, et mon attention dérive contre ma volonté sur la perfection de la forme de sa mâchoire, ou sur sa lèvre inférieure, légèrement plus charnue... Mon Dieu, qu'il est beau. Sa voix, grave, interrompt ma rêverie, et je rougis de honte. J'espère qu'il n'a rien remarqué.

- Vois-tu, j'adore le théâtre, et je suis plutôt fier d'avoir décroché le rôle principal, affirme-t-il. Ce n'est qu'un jeu, en soi, et je ne pense pas réellement que Lili m'en voudra pour ça, tu sais. En plus, il me semble que vous vous entendez bien, n'est-ce-pas? Tu es sa copine, elle ne le prendra pas mal. Ca serait pire si c'était une greluche qu'elle ne connaît pas que je devais embrasser. Avec toi... je ne vois pas où est le mal.

Cette dernière phrase me fait frissonner, et je reste presque bouche bée. Il ne se doute vraiment de rien alors, sur la nature de ma relation avec Cécilia, puisqu'il semble penser que nous sommes réellement des "copines". Alec ne s'arrête pas là, et prend un air malicieux:

- En plus, vu comment tu m'observes... Je pense que ce genre de comédie ne sera pas trop compliqué à jouer pour toi.

Je voudrais me désintégrer. Je bredouille, m'emmêle les pinceaux, cherche mes mots.

- Non! Ce n'est pas- Enfin si mais je n'ai pas fait exprès, je n'ai aucune euh... enfin...

Il rigole alors, d'un rire franc et puissant que je n'avais jamais entendu. Son sourire est éclatant.

- Devrais-je te renommer Kara la Bavarde? Car tu semble bien déterminée à te justifier, pour une fois.

Je triture mes mains nerveusement, rouge pivoine. Je devrais me taire. Je sens que plus que jamais, les regards sont posés sur moi. Mais je ne peux ignorer qu'une partie de moi est contente. Ce moment embarrassant m'a permis, bizarrement, d'être moins mal à l'aise à ses côtés. Au moins je n'ai plus peur qu'il me croque comme une pastille à la menthe. Je commence à lire le script, pour dissimuler mon malaise, mais quelque chose semble clocher avec le texte. La voix de la professeure retentit alors à ce moment précis.

- Chers élèves, vous l'avez probablement remarqué, le texte est très différent de la version originale. Eh bien c'est tout simplement car nous n'allons jouer que la scène culte finale! Roméo et Juliette, c'est particulièrement long et ennuyant, donc j'ai décidé de rallonger la dernière scène et de mettre une danse de bal, pour rendre les choses un peu plus palpitantes. Autre détail: Roméo sera un vampire, et Juliette une humaine, ce qui sera la cause de leur amour impossible. Leurs familles se déchireront dans une guerre sans merci. Maintenant que j'y pense, je me suis peut-être inspirée un peu trop de ma propre vie. Mais bon... Shakespeare est mort de toute façon, alors il ne viendra probablement pas me réclamer des comptes, nous explique-t-elle en s'esclaffant.

Encore une fois, je suis paralysée. La pièce, ça va juste être moi, et Alec? Du début à la fin? Je me tourne vers lui en silence, lui offre un regard suppliant. Il n'en a que faire. Il doit vraiment aimer le théâtre, pour insister à ce point.

Je me résigne. Peut-être que s'il explique les consignes et la situation à Cécilia lui-même, elle ne m'en voudra pas? J'ai peur pour ma peau, et les dernières menaces de la jeune femme me restent en tête. Lorsque mes yeux se posent à nouveau sur mon texte, je réalise ce que cela signifie réellement. Cette pièce, que nous nous apprêtons à répéter, commence par la fameuse scène du bal, et moi, qui voulais pourtant me faire discrète, vais devoir virevolter au centre de la scène dans les bras du quasi.

Mean Vampires - Tome 2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant