Chapitre 19

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"Je repartis donc, avec ma mère comblée par l'assurance qu'elle serait grand-mère au moins une fois et mon père satisfait de savoir qu'un garçon porterait son sang encore quelques années. Comme ma sœur et mon cousin étaient mariés et parents - ou plutôt futurs parents - j'osais espérer que l'on me laisserait tranquille un moment. Après tout, deux tiers des enfants vivaient respectablement, et il me restait encore trois ans avant que l'on ne commence à me considérer comme une vieille fille."

"Ma mère meublait le silence du voyage, faisant ça et là une remarque sur la félicité de son neveu, sur le mérite de Madame de Péradec ou sur le futur bonheur de Lorelei. Mon père ne faisait qu'acquiescer silencieusement, ce dont elle se contentait, et moi je regardais le paysage défiler.

'Et toi, Iris ? me demanda-t-elle soudain. Que penses-tu de tout cela ?'

La question me fit sortir brusquement de mes rêveries.

'Tout cela ? m'enquis-je, confuse.

-Et bien, le mariage de ta sœur, de ton cousin, leurs enfants... Cette vie ne te donne-t-elle pas envie ?

-Pas du tout, maman.'

Ma mère soupira de lassitude, et je vis mon père esquisser un sourire, sûrement parce qu'il savait que j'allais donner cette réponse.

'Qu'allons-nous faire de toi, Iris ? m'interrogea-t-il avec ironie.

-Nous finirons bien par te trouver quelqu'un', décida ma mère, déterminée."

"Je passai le reste du voyage à décliner avec plus ou moins de volonté les bons partis de la région et à subir ses leçons de morale, pendant que mon géniteur ne répliquait rien, à présent amusé par ce qui devenait pour lui une habitude. Après que nous fûmes rentrés, et débarrassés de la poussière de la route, je le rejoignis dans son bureau. Il fallait que je lui parle.

-Je trouve cela intéressant.

-Tiens donc, vous n'aviez pas fait de remarque depuis longtemps."

Théophile le confirma avec sa tête ; il n'avait pas épuisé sa réserve d'observations.

"De ce que j'ai pu voir, les femmes ne se confient pas souvent à leur père. Or, là, même s'il s'agit d'une affaire de concubine, vous vous adressez à lui.

-L'explication est toute simple, le scribe. Ma mère n'a pris que peu de place dans l'affaire Virginie. C'est mon père qui s'est chargé de tout. Et puis, même si elle appréciait grandement Maël, contrairement à son mari, je ne pense pas qu'elle l'aimait comme un fils. Comme un neveu, certes, comme un pupille qu'elle se devait de recueillir par charité, encore plus, mais pas comme la chair de sa chair. Voilà pourquoi je préférais en parler à mon père."

"Quand il m'eut écouté, sa réponse fut plutôt claire:

'J'en suis satisfait.

-Satisfait?

-Bien que tu ne m'aies pas écouté, et que tu aies laissé traîner tes oreilles là où tu n'avais aucune place, oui, je suis satisfait d'apprendre que mon neveu s'est enfin débarrassé de sa lubie envers Madame de la Boissière.

-Mais Papa, j'ai l'impression qu'il regrette de l'avoir repoussée!

-Tout l'intérêt de cette scène est de voir qu'il l'a repoussée, Iris. Que cela l'ait blessé ou non, il s'est montré très raisonnable.

-Oui, sûrement.

-Tu n'as plus à te mêler de leurs affaires, maintenant. Tu peux être rassurée.'

Je ne répliquai rien. Ces dernières phrases sonnaient comme l'avertissement ultime, et même si mon père se montrait patient, je ne tenais pas spécialement à franchir une nouvelle fois ses limites. D'autant plus que j'aurais sûrement besoin de le convaincre pour le cas de Lorelei."

Mémoires du Siècle Dernier, tome 3: Les témoinsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant