Evolution

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La Bête aiguise ses griffes l'une contre l'autre. Deux longues lames osseuses, dont les frictions semblaient générer une énergie d'un autre monde. Elle avait faim. Comme toujours. Une faim insatiable qui l'avait conduite où elle en était aujourd'hui.

Il y a de cela des années, des décennies ou peut-être des siècles – le temps n'existait pas là d'où elle venait, il lui importait peu – la créature était arrivée en Runeterra par la grande faille d'Icathia. Ridicule caricature de prédateur, elle ne ressemblait alors qu'à une larve rose, sa chair molle et vulnérable à la merci de la réalité. La chaleur, la douleur, le temps, l'espace, la vie, la créature avait découvert toutes ces notions avec la brutalité de l'impact contre un mur. Sa masse informe s'était fendue en une gueule garnie de dents de lait pour hurler, puis s'était adaptée. Sa peau était devenue une carapace de chitine sombre, dure comme du marbre, ses dents s'étaient changées en crocs tranchants capables de déchirer les tissus de chacune de ses proies. Elle était devenue un véritable prédateur. Un prédateur assoiffé d'adaptation.

La créature remue les deux longues antennes cartilagineuses s'élançant à l'arrière de sa tête allongée. Ses yeux d'un vert acide luisaient dans la pénombre du crépuscule, précipitée par l'ombre des épais feuillages de la jungle. Elle réfléchissait.

Elle ne s'était pas contentée de se transformer physiquement. Quand elle était arrivée, seuls deux mots importaient : dévorer et s'adapter. Désormais, sa cervelle évoluée était capable d'employer bien des synonymes pour décrire ses méthodes d'amélioration. Découper. Taillader. Trancher. Eventrer. Dépecer. Disséquer.

L'engeance du Néant découvre des crocs alignés serrés dans une gueule aux proportions presque humaines. La perspective d'acquérir une nouvelle évolution, et la procédure pour y parvenir, la faisaient frissonner d'excitation. Mais de quoi avait-elle besoin ? Ses griffes optimisées, perfectionnées par ses adaptations successives et l'énergie du Néant qu'elle leur insufflait, lui permettaient de trancher n'importe quoi. Ses ailes diaphanes nervurées, parfaitement protégées par de solides élytres, lui offraient la possibilité de voler sur de courtes distances et de bondir haut et loin ; ce qui était amplement suffisant pour mener à bien ses chasses. Quant à son exosquelette chitineux, il était à la fois résistant et capable de diffracter la lumière selon son bon vouloir pour se fondre dans le décor, apportant à sa traque une efficacité redoutable.

La Bête finit par faire vibrer ses ailes pour les dégourdir, ne produisant presque aucun bruit malgré leur taille. Elle avait trouvé. Quelque chose de polyvalent, défensif comme offensif. Et elle savait comment se le procurer.

Elle se glisse sous les branches pour ne faire qu'une avec les ombres.



Les oiseaux nocturnes hululaient dans la jungle d'Ixtal, accompagnés par les bruits étranges d'animaux encore inconnus et les frémissements d'une végétation presque grouillante. Un quadrupède de bonne taille buvait paisiblement au bord d'une rivière. Un prédateur, comme la région en abritait tant, mais suffisamment craint pour qu'aucune autre créature ne prenne le risque de s'abreuver en même temps que lui. Son corps vaguement félin était parsemé de pointes acérées d'une trentaine de centimètres, essentiellement au bout de sa queue, sur son dos et sur ses pattes. Il avait beau être massif, ces dernières semblaient disproportionnellement fines, le rendant moins pataud qu'il n'aurait dû l'être. Recouverte d'un pelage verdâtre sombre, sa silhouette était propice au camouflage dans la végétation dense de la jungle.

Un Koltarash.

Un fauve d'une demi tonne dont les fameuses pointes, plus que ses griffes recourbées, étaient l'arme de prédilection pour chasser. Solides et allongées comme des diamants osseux, il pouvait s'en servir pour...

Une pluie de piques quitte la queue de l'animal d'un vif mouvement de sa part pour se planter dans un épais buisson derrière lui, depuis lequel un bruit à peine perceptible l'avait mis en alerte. Il avait beau être un prédateur, chacun est la proie d'un autre ; telle est la loi d'Ixtal. Il s'avance vers les fourrés et remarque un petit mammifère criblé de ses projectiles qui rendait son dernier souffle, mais ne se détend pas pour autant.

Ce n'était pas lui. Ce n'était pas cet être insignifiant qui avait réveillé son instinct de survie.

Un froid intense et profond envahit soudainement son flanc gauche, suivi d'une explosion de douleur qui le fait rugir.

Là, parmi le sang chaud qui éclaboussait le sol par vagues, noyant ses poils et nourrissant quelque plante assoiffée d'hémoglobine, une lame légèrement courbée sectionnait net une de ses côtes et en entamait une seconde. Le fauve n'avait rien vu venir et ne voyait toujours rien, sa vue faiblissant une fois la nuit tombée au contraire de ses cousins félins ; mais eut-il été nyctalope qu'il n'aurait pas été en mesure de mieux distinguer les traits de son assaillant. La carapace de la Bête diffractait les rayons lunaires de telle sorte qu'elle la rendait presque invisible, et donna l'impression qu'elle déchirait le tissu de la réalité quand elle reprit son aspect originel. Le Néantin retire d'un coup sec sa griffe du corps de sa proie qui titube et s'apprête à lui bondir à nouveau dessus, mais le Koltarash s'écarte avec une vivacité déconcertante. Il était rapide. Très rapide. Il gronde et envoie trois de ses pointes dorsales droit sur son agresseur, qui rayent son exosquelette sans parvenir à le transpercer.

Pendant une seconde suspendue, les deux prédateurs s'observent, prunelles oranges affrontant globes verdâtres. Le félin agitait nerveusement la queue en jaugeant la créature inhabituelle qu'il avait en face de lui, hésitant sur la conduite à tenir. Affronter ? Fuir ? La deuxième option lui paraissait plus raisonnable, mais il n'arrivait pas à estimer la vitesse de son agresseur. De plus, les pointes de sa queue et de son dos repoussaient déjà, lui offrant de nouvelles options de combat. Finalement, dans un rugissement audacieux, il bondit sur la Bête.

Ce serait sa dernière erreur.

Dans un reflet violacé, sa cible disparaît à nouveau et le Koltarash atterrit sur le sol à l'endroit exact où se trouvait la Bête l'instant d'avant. Où était-elle ? Le fauve regarde vivement autour de lui, ne distinguant qu'une bouillie floue de couleurs sombres. La créature en jouait, consciente du point faible du Koltarash, et l'ouïe de celui-ci ne l'avertit qu'au dernier moment.

Une fraction de seconde trop tard.

Le félin avait beau être vif, la Bête l'était plus encore.

Celle-ci atterrit sur sa proie, toutes ailes dehors et abat comme des guillotines ses lames-griffes sur l'animal. Un éclair d'un violet funeste, semblant se nourrir de la vie même, puis le silence.

Un silence lourd, comme on n'en entend que rarement au cœur de la jungle.

La Bête savoure cet instant de délicieuse transition entre la fin de la chasse et le début du festin, puis plonge ses dents aiguisées dans la chair encore parcourue de soubresauts du Koltarash.

Tandis qu'elle s'attelle à dévorer sa prise, les hululements reprennent timidement dans la jungle.



C'avait été presque trop facile. Non. C'avait été trop facile tout court.

Le Néantin connaissait de réputation les Koltarashs, et s'attendait à un combat digne de lui contre l'un d'entre eux. Mais non. Il avait suffi qu'il les observe quelques jours pour que sa cervelle évoluée comprenne leur point faible et qu'il se débarrasse du fauve comme il l'aurait fait d'un gibier sans intérêt.

Mais la frustration ou la déception n'étaient pas des sentiments qui l'intéressaient. Tout ce qui comptait, c'était la rangée de pointes acérées qui ornait à présent fièrement ses épaules en guise de trophée, parfaitement assimilée et reproduite par son organisme voué à l'adaptation.

Désormais, il avait les armes pour affronter un prédateur nettement plus intéressant, qui lui apporterait les améliorations les plus alléchantes qu'il pouvait espérer.

Bientôt, très bientôt, il se repaîtrait d'un Kiilash.

D'un de ceux qui l'appelaient Kha'Zix.

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