- Marie ! Réveille-toi ma petite marmotte ! Tu te souviens de ce que faisait ta grand-mère le matin pour que tu te réveilles vite ? Elle venait t'apporter un grand bol de lait chaud. Tu ouvrais les yeux avec gourmandise rien qu'en sentant son odeur. Marie ? ... Gilles, je ne sais pas si elle entend ce que je dis. Je commence à désespérer. En fait, je craque.
Hannah était la mère de Marie. Un petit bout de femme d'1m52 âgée de 65 ans. Elle avait de longs cheveux blanc ramenés en un chignon strict. Vestige de la danse classique qu'elle avait pratiqué pendant de nombreuses années. Une peau laiteuse qu'elle cachait du soleil depuis qu'elle était petite. Et de grands yeux verts troublés par des larmes réhaussaient avec grâce un visage aux traits fins et délicats. On aurait dit une poupée russe.
Ses mains tremblaient parce qu'elle mangeait peu. Elle ne dormait quasiment pas et enchaînait les insomnies. Son ventre était noué par la douleur de voir sa fille ici.
- Les médecins nous ont bien dit de lui parler tous les jours. Que nos mots étaient comme un fil qui la reliait à nous. Ça peut l'aider à revenir, Hannah ! J'en suis persuadé même si c'est difficile, il faut le faire et surtout ne pas baisser les bras ! Lui répondit son mari la voix cassée par le chagrin.
Gilles avait aussi beaucoup de mal à dominer ses émotions. Il était assis sur le seul fauteuil de la chambre. Il venait de se réveiller d'une sieste. Il regardait aussi sa fille qui dormait dans ce grand lit d'hôpital. La belle endormie avec ses longs cheveux noirs qui encadrait son visage blanc. Et ces fils qui partaient de part et d'autre de son corps vers les appareils. Sa femme et lui sursautaient au moindre changement de son, de rythme. Leur angoisse était aussi reliée à cet appareil. Chaque jour, ils parlaient à Marie. Ils lui prenaient la main et s'approchaient de son oreille pour lui raconter de vieux souvenirs. Ils lui caressaient les cheveux, le visage. Ils lui disaient qu'ils l'aimaient.
Gilles lui chuchotait des mots qu'elle seule pouvait entendre. Lui, ce vieil ours taiseux, vidait chaque jour son cœur dans l'oreille de sa fille comme pour rattraper le temps perdu, comme pour se racheter de lui avoir fait subir indirectement son passé. C'est difficile d'être neutre dans le présent. De libérer son âme de ses démons pour accueillir l'autre. L'autre est un reflet de soi. Un reflet du passé. Toutes les histoires du passé se rejouent dans le présent. Gilles n'avait jamais réussi à se débarrasser de son encombrant bagage. Il aurait dû parler. S'épancher. Voir un psychologue. Cela aurait peut-être rendu la vie meilleure aux siens. Hannah et lui avaient failli se séparer plusieurs fois. Comme dans la chanson de Brel, elle avait pris mille fois son bagage et lui, son envol. Ce sont les mots qui ont raccommodé leurs déchirures. Les mots étaient salvateurs. Mais les mots étaient destructeurs. Gilles le savait. 50 ans de mariage, ce n'était pas rien, c'était toute une vie. Une hérésie pour certains. Et pourtant à y penser, c'était une goutte d'eau. Le temps était passé très vite. Trop vite. Avec son lot de tragédies. De joies. De peines. C'est difficile de résumer une vie en quelques mots. C'est impossible même. Si Gilles devait recommencer aujourd'hui certaines choses de son passé, il les referait différemment. Parce qu'il aurait l'audace de son âge. Il avait vieilli. Mais dans le silence de sa vieillesse, il avait réfléchi. Jeune, il avait été con. Il croyait tout savoir alors qu'il ne savait rien. La vieillesse n'est pas forcément synonyme de sagesse. C'était une erreur. Il y a des cons tout ridés. Sans distinction sociale, de sexe, de race ou de genre.
En regardant Marie, il pensait qu'il ne lui avait pas assez dit combien il était fier d'elle. Et ce, dès la première seconde qu'il l'avait vu endormie dans son berceau avec son petit poing serré contre sa mâchoire. C'était dans une clinique pas très loin d'ici. Chaque fois qu'il faisait le chemin, il se remémorait sa naissance. C'était au printemps, il y a 35 ans. En plein mois de mai. Il faisait chaud. C'était un beau jour pour naître. Le lilas sur le balcon de leur appartement était en fleur. Ça embaumait dans tout le salon. Ils habitaient un petit deux pièces dans le 5eme arrondissement de Paris. Au 6ème étage sous les toits. A côté du jardin du Luxembourg. Ils auraient pu déménager plusieurs fois car ils gagnaient très bien leur vie. Mais cet appartement était comme une bonbonnière dans lequel ils se sentaient bien. Gilles avait aménagé une mezzanine dans le salon pour pouvoir libérer la chambre pour Marie. Hannah avait perdu les eaux le matin et la petite était arrivée facilement en fin d'après-midi. Un accouchement sans douleur et serein. En la prenant dans ses bras, son cœur s'était déchiré. Il savait qu'ils seraient liés pour toujours. Jamais ce lien ne pourrait se rompre. Des années sont passées et pourtant en cet instant, rien n'avait changé. La voilà, à nouveau fragile et endormie. Dépendante des soins qu'on lui prodiguait. Gilles et Hannah étaient suspendus aux mouvements du corps de Marie qui pouvait traduire une activité interne. Un retour à la vie. A la normale. Enfin, un retour dans ce monde. Ils sentaient bien qu'elle naviguait entre deux eaux. Cette sensation que chacun ressentait était animal. Ancestral. Attendre. Ils ne pouvaient rien faire de plus.
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Une nuit à rêver
RomanceCela commence par une rencontre entre Marie et Pierre. Pierre est psychologue. Marie, une nouvelle patiente. Marie lui annonce qu'elle est enceinte de lui. De cette rencontre va naître un fil narratif qui emmènera le lecteur dans une histoire d'amou...