Une nuit à rêver

Chapitre 5

Gilles et Hannah se regardaient à présent l'air grave. Bien conscient que ce moment qu'ils craignaient depuis longtemps était arrivé.
Ni l'un, ni l'autre n'osait prendre la parole.
Marie avait les yeux grands ouverts et interrogateurs. Ça faisait déjà quelques minutes qu'elle était consciente quand elle surprit la conversation de ses parents. Elle eut tout d'abord beaucoup de mal à comprendre ce qu'elle venait d'entendre. La mise à jour d'un secret de famille, la faille, le non-dit sur lequel leur vie s'était construite. Son cœur avait tressauté. C'est comme si une blessure ancienne s'était à nouveau ouverte. Une blessure commune qu'elle pouvait déceler aussi sur le visage de ses parents. Elle avait 35 ans et jamais ses parents ne lui avaient parlé de cet enfant, de ce grand frère qui aurait eu 38 ans cette année. Elle n'était pas étonnée. Elle avait bien senti une absence pesante, un chagrin non consommé. Elle n'avait pas osé poser de questions de peur de trahir ses parents, de déséquilibrer leur vie. Ce qui était caché devait le rester, par respect, par pudeur. Même si la douleur transpirait de partout. Et ce, depuis des années.
C'est Gilles qui, finalement prit la parole. Il se racla la gorge.

- Tu as eu un grand frère ; il s'appelait Gabriel. Il est mort 7 jours après sa naissance ; on lui avait détecté une anomalie cardiaque congénitale très rare qui, laisse, malheureusement peu d'espoir de survie. Le bonheur de sa naissance fut vite remplacé par la douleur de le perdre aussi vite.

Gilles fut pris de gros sanglots ; il se rassit dans le fauteuil et se cacha le visage derrière sa main. La douleur était une onde qui lui traversait tout le corps. Hannah sanglotait aussi. Ses larmes coulaient sur la main de Marie qu'elle serrait.

Marie sortait à peine du coma et elle ne savait pas quoi dire, ni quoi penser. Elle était partagée. Elle leur en voulait de lui avoir caché cette histoire mais elle voulait aussi les consoler. Il y a des douleurs indicibles et la perte d'un enfant en fait partie. Elle demanda d'une voix cassée par l'émotion :

- Mais pourquoi ne m'avez-vous rien dit ?

Hannah prit la parole. Ses grands yeux verts embués par les larmes la regardaient profondément.

- Parce qu'on a préféré oublier, pour ne plus souffrir. Mais même dans l'oubli, les souvenirs reviennent régulièrement cogner aux portes. Je pense à lui tous les ans, je dirai même chaque jour. Sa date d'anniversaire est le 1er octobre ; la date de sa mort, 7 jours après. Aucun être humain n'est préparé à cela, perdre la chair de sa chair. J'ai pleuré des jours, des mois, des années entières. Je voulais mourir moi aussi. A quoi bon vivre quand c'est la douleur qui vous réveille ? Jusqu'à ce que je sois enceinte de toi, c'est toi qui m'a sortie de mon chagrin. Quant à 4 mois dans mon ventre, tu tapais pour me rappeler que tu étais là, bien vivante. J'ai eu peur de te perdre pendant toute la grossesse ; j'ai peur de te perdre depuis que tu es née. Je crois que c'est le lot de tous les parents. Cette peur ne nous quitte plus parce qu'on donne à la fois la naissance et la mort à nos enfants. C'est une pensée insoutenable quand elle est arrivée aussi tôt pour ton frère Gabriel.

Hannah se tut et se leva pour regarder par la fenêtre. Le soleil perçait les nuages d'un filament lumineux. Le ciel se déchirait comme un tissu vaporeux. L'esprit d'Hannah avait remonté le temps, elle était retournée 38 ans en arrière. Il fallait qu'elle dise ; elle ne pouvait plus garder ce secret. Ce n'était plus possible. Il fallait qu'elle se soulage. C'était un poids en moins qu'elle libérait ; peut-être une manière de faire vraiment son deuil, le deuil de Gabriel. Elle avait toujours peur qu'en faisant son deuil qu'elle oublierait son souvenir mais une mère ne peut pas oublier les premiers instants avec son enfant. Ils sont gravés à jamais, comme un tatouage indélébile.