Dans mon quartier se trouve une fontaine. C’est la première chose que je vois quand je me réveille. Tous les matins, j’observe l’eau aux reflets transparents qui coule en faisant un bruit plutôt agréable. C’est un bruit doux, mais qui couvre tous ceux de la rue, de celui des klaxons jusqu’à celui de la bise glaciale. Taillée dans la pierre, la fontaine semble figée dans le temps. C’est la seule chose qui ne bouge pas dans la rue. Elle ne change pas, reste belle et apaisante. J’imagine son souffle sur ma peau, froid mais agréable. Elle m’emplit de bonheur et me donne la force de me battre pour ma survie.
Alors tous les matins, quand je me réveille, je puise le courage d’affronter le froid dans la simple vue de cette fontaine. Je me redresse, étire mon dos meurtri par le bitume et commence à faire la manche. Mais ce matin-là, en cette froide journée d’hiver, je ne me redresse pas. Je n’en ai plus la force. Je reste allongée, observant la fontaine se couvrir du manteau blanc de la neige. Elle est majestueuse ainsi vêtue. Sa beauté reste pure. Je m’imagine me lever et observer mon visage dans son eau. Qu’y verrai-je ? Le pâle reflet de celle que j’étais autrefois, des traits fatigués et vieillis par la pauvreté qui me ramèneraient sans pitié à la dure réalité que m’impose ce monde cruel.
Devant moi, les passants me regardent, mais ne s’arrêtent pas de marcher. Je croise des regards méprisants, des regards de pitié, mais surtout des regards de culpabilité. Un homme replet en particulier essaie de rentrer son ventre proéminent, comme pour le cacher. Il culpabilise de ne pas s’arrêter pour m’aider, mais il essaie aussi de cacher l’opulence dans laquelle il vit. Mais il ne s’arrête pas. Que pourrait-il faire ? Me donner de l’argent ? Je n’ai même plus la force de l’utiliser. Appeler la police? Ils n’a pas que ça à faire et ne veut pas y être mêlé. De toute façon, je suis mourante. Rien ni personne ne peut m’aider. Je ne sens déjà plus mon corps engourdi par le froid. Il ne me reste que mon esprit, qui est pourtant bien embrumé. Je ne sens pas les flocons qui tombent dans mes cheveux, pas plus que je ne sens l’air pollué de la rue. Et, soudain, alors que mon esprit est en train de partir, tout devient clair. Je me souviens de mon appartement, de la chaleur du radiateur et de l’étreinte aimante de ma mère avant qu’elle ne quitte ce monde. Je me souviens de mes premières dettes et de ma vie paisible mais solitaire. Il aurait suffi d’un rien, d’une pièce ou d’un geste de la part d’un passant. Il ou elle aurait appelé la police, qui m’aurait aidée. Peut-être aurais-je survécu ?
Je me sens sombrer. Plus rien ni personne ne peut me remonter à la surface. Seule la fontaine semble être indifférente à ce que je vis. Et je lui en suis reconnaissante. Elle reste belle et glaciale, comme si elle reflétait le froid mordant qui m’envahit de toute part. Elle et moi avons plus de points communs que je ne l’ai jamais cru. Elle feint l’indifférence auprès des passants mais je sais qu’elle a besoin d’aide. Elle a besoin que l’on s’occupe d’elle. L’époque où les enfants s’arrêtaient devant elle avec un air enjoué est révolue. Ils ne s’éclaboussent plus avec son eau, elle ne les entend plus s’esclaffer. Sa fin, tout comme la mienne, est proche. Elle en a autant conscience que moi. Bientôt, elle sera détruite et, tout comme moi, plus personne ne se souviendra de son existence. Mais moi si. Je me souviens de ce qu’elle a traversé avec moi, de ce qu’elle a fait pour moi. Rien, ni même la mort, ne pourra effacer ma reconnaissance envers elle.
Pour moi, ce n’est pas une simple fontaine. Je la considère comme une habitante à part entière de cette ville. Soudain, je ne me sens plus seule. Elle m’a épaulée durant toutes ces années passées dans cette rue sans jamais me juger et cette pensée balaie toute dernière trace de souffrance de mon esprit. Elle est toujours restée impartiale. Aujourd’hui elle m’accompagne jusque dans la mort. Cependant, elle ne montre aucune tristesse. Elle me soutient en restant neutre. Ainsi, je m’accroche à sa sérénité et regrette de ne pouvoir lui rendre la pareille lorsque son heure viendra. Je l’observe et l’aime comme une amie tandis que je rends mon dernier souffle.