Ocean Eyes

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On s'est rencontré dans un bar.

Tu ne t'en souviens sûrement pas. Tu étais pas mal bourrée à ce moment-là, et moi aussi. Mais on s'est rencontré dans un bar. Je m'en souviens parfaitement.
Je m'en souviens parce que nos regards se sont croisés. Et lorsque j'ai croisé ton regard, lorsque j'ai vu tes yeux, une pensée m'a traversé l'esprit. Tes yeux sont aussi beaux que l'océan. Ça ne veut rien dire, pas vrai ? Enfin, l'océan n'est qu'une étendue, vaste, infinie, statique. On peut trouver ça beau, oui. Mais ça ne veut rien dire. Aussi, pendant longtemps, je m'en suis dédouané, lorsque j'en parlais à d'autres. Je mettais ça sur le dos de l'alcool. Mais je mens, en disant ça. Parce qu'encore aujourd'hui, lorsque je vois tes yeux, je ne peux m'empêcher de les trouver aussi beaux que l'océan.
Je me demande souvent depuis ce qu'il se serait passé si je n'étais pas venu te parler ce soir-là. Ça m'aurait sûrement épargné l'un des moments les plus honteux de mon existence, à essayer de garder mon calme en te parlant, à essayer d'être aussi clair que possible. Mais je me dis que je serais sûrement encore enfermé seul chez moi, à ne rien faire d'autres que ressasser ce qui aurait pu être.
Mais je suis venu te parler, et en te parlant j'ai compris. J'ai compris que je ne devais pas te laisser partir, à n'importe quel prix. Je t'ai raccompagné chez toi, je suis resté dormir. On a discuté jusqu'à 3h du matin, et après on a dormi ensemble. Uniquement parce que je ne voulais pas te laisser partir. Tu m'as donné ton numéro, tu étais déjà avec quelqu'un. Sûrement quelqu'un de gentil, d'attentionné. Sûrement quelqu'un qui te méritait plus que moi. Tu as pris mon téléphone, tu y as tapé ce numéro, et tu m'as dit que j'avais intérêt à te rappeler, le plus rapidement possible. C'est ce que j'ai fait, dès que j'ai pu, deux heures après. Une semaine plus tard tu m'annonçais ta rupture, tu es venue chez moi en pleurs. Je t'ai accueilli, essayant de contenir ma colère à l'idée que quelqu'un ait pu te faire pleurer. Nous sommes restés longtemps sans rien dire. Aucun baiser, aucun contact de quelque sorte. Nous étions là, nous ne faisions rien, et ça me suffisait.
Je t'ai présenté à mes amis, tu étais la fille du bar. Rien de plus, pourquoi en aurait-il été autrement ? Nous sommes retournés dans ce bar plusieurs fois. Parfois seuls, parfois avec d'autres personnes, mais toujours ensemble.
Et ça s'est passé dans ce bar. Cette fois nous n'avions pas bu, ça s'est fait dans le silence, presque en secret. Ils parlaient, ne faisaient pas attention à nous. Mon regard était plongé dans le tien, et le tien dans le mien. Quand tu racontes cette histoire, tu aimes dire que tu m'as embrassé. Quand je la raconte, je t'ai embrassé. Nous ne serons jamais d'accord à ce sujet. Ce n'est pas le seul sujet sur lequel nous sommes en désaccord j'imagine. On s'est embrassé, au milieu des bruits, des gens qui parlent, de la musique. On s'est embrassé et il n'y eut plus rien d'autre que toi et moi, tout simplement.

Toi et moi. Tout simplement. Cela pouvait se résumer à ça. J'aurais voulu que ça se résume à ça. À ces moments ensemble dans un lit, à se fixer pendant des heures. À fixer ces yeux, aussi beaux que l'océan. Nos amis nous prenaient pour des fous, je crois. J'ai cru entendre Émilie dire ça une fois – je me demande ce qu'elle devient. Mais on s'en fichait, on était ensemble. C'est tout ce qui comptait. Ça se résumait à ça.
Un jour, on sortait de cours, et on allait chez toi. On marchait, on se tenait la main. Je suis monté, comme à chaque fois. Comme à chaque fois, je me suis assis sur ton lit. Comme à chaque fois tu t'es assise à côté de moi. Tu m'as embrassé, comme à chaque fois. Tu t'es déshabillée, c'était la première fois. Notre première fois. Je t'ai dit que je t'aimais pour la première fois. Tu as dit que tu m'aimais, pour la première fois. Et on n'a cessé de s'aimer dès lors.
L'année qui a suivi, nous avons pris un appartement ensemble. Dans le même temps Émilie quittait sa copine. Elle a décidé de partir étudier ailleurs, dans une autre ville. L'année qui suivit, ce fut autour d'Erwan de partir, et petit à petit nous étions les seuls à être restés. Je pensais que ça m'aurait touché d'une quelconque manière, mais j'ai rapidement compris que tu étais la seule chose dont j'avais réellement besoin. Nos amis m'auront manqué par la suite, mais nous en rencontrions d'autres, recevant des nouvelles des anciens ponctuellement. J'avais l'impression que c'est à ça qu'allait ressembler ma vie. Toi et moi, rencontrant des gens, prenant des nouvelles de personnes qu'on a connu, passant des soirées au bar comme nous l'avons toujours fait, sans à aucun moment envisager une autre façon de vivre. Sans penser un seul instant à cette vie adulte qui me semblait lointaine.

On s'aimait. Je t'aimais. Vraiment. Sincèrement. Et j'aime à croire que tu m'aimais aussi. Vraiment. Sincèrement. Après autant d'années je nous pensais invincibles, je nous croyais immortels. J'avais un travail, tu avais arrêté les études pour te consacrer pleinement à la musique. Nous arrivions à vivre correctement, confortablement. La nouvelle que tu m'as annoncée ce jour-là, je pense que j'aurais pu l'assumer. Je voulais te demander en mariage, j'imaginais ça comme dans les séries. En grande pompe, nos amis, tous nos amis à nos côtés. Je nous imaginais arrivant au bar, leur annonçant la grande nouvelle. Mais ce soir-là, c'est toi qui m'as fait la surprise. Je suis rentré, je t'ai embrassé, tu m'as regardé, avec tes yeux aussi beaux que l'océan. Cet océan, jusqu'alors, je l'avais toujours connu en mouvement, soumis aux vagues, aux courants. Mais ce soir-là il était calme, plat, silencieux. Tu m'as regardé.
Tu m'as annoncé que j'allais être papa.
C'était déjà trop tard. Je n'étais pas prêt. J'étais sûr de ne pas l'être. Mais la vérité, ma chérie, mon amour... La vérité était que je ne voulais pas perdre ma vie, perdre mon enfance, cette adolescence que je croyais éternelle. Je n'avais pas vu les signes, aujourd'hui ils paraissent évidents. Je n'ai pas voulu croire que les temps changent. Tu me l'as rappelé en un instant, et il n'aura fallu que cet instant pour mettre fin à cette illusion, et à tout le reste.
Nous nous sommes disputés, l'océan n'a jamais été aussi agité. Tu es partie. Dans ma solitude j'étais persuadé que tu reviendrais, que je pourrais m'expliquer. Mais malgré ça, au fond de moi, si profond que je ne m'en suis rendu compte qu'aujourd'hui, j'espérais que tu ne reviennes pas, que tu me laisses encore profiter de la vie, quelques instants. Tu seras finalement revenue, tu m'auras dit de laisser tes affaires en bas des escaliers. Je n'ai pas pu m'empêcher de descendre pour te voir, te dire à quel point je t'aimais. Te voir pleurer une dernière fois. Je n'ai jamais autant haï la personne qui t'a fait pleurer ce jour-là.
En échange de ces affaires, tu m'as tendu une veste que je t'avais prêtée à notre rencontre. Je t'ai parlé du bar. Tu ne semblais pas t'en rappeler. Tu m'as rendu la veste et tu es partie. J'ai quitté mon travail quelques jours après, je suis resté chez moi. Parfois on m'appelait, on me proposait de sortir, on prenait de mes nouvelles. On venait me voir, aussi. J'ai voulu t'appeler, j'ai voulu t'envoyer un message, vraiment. Quoi que ce soit. Un simple mot. Après quelques temps à retourner au bar seul, à aller au cinéma seul, à rester chez moi, plus seul que jamais, j'ai compris. J'ai compris que de cette vie d'avant, dont je voulais absolument profiter, quitte à perdre la seule personne que je n'ai jamais aimé, la seule personne à m'avoir rendu heureux ; j'ai compris que de cette vie il ne restait plus rien. Rien si ce n'est le souvenir de deux yeux, aussi beaux que l'océan.

Je ne peux profiter de cette vie sans toi. J'ai accepté de devenir adulte, mais il est trop tard. Je suis devenu cet adulte, mais tu n'es pas là. Tu mènes ta vie d'adulte de ton côté, et je ne suis pas là.
Je t'écris cette lettre pour te dire tout ça, pour m'excuser. Pas pour réparer, pas pour que tout revienne comme avant. Je n'ai pas à le décider. Mais je veux m'excuser. Vraiment. Sincèrement.

Un soir, j'ai croisé David. On a parlé longtemps, de lui, de toi, de moi, de nous. De ce qui a été. Il m'en parlait avec nostalgie, pour moi tout semblait dater d'hier. Il m'a demandé si je voulais te faire passer un message. Un mot. Une lettre. Au début j'ai refusé, et puis il m'a parlé de notre enfant.
J'ai su que je devais t'écrire à ce moment-là. C'est tout simple. Ce soir-là, lorsqu'il m'en a parlé, lorsqu'il me l'a décrit, j'ai eu l'impression de voir cet enfant, de pouvoir le sentir. Je me l'imaginais, si jeune, si beau, comme sa mère.

Je ne l'avais pas devant moi, mais je l'ai rencontré dans un bar, cet enfant.
Cet enfant avec des yeux aussi beaux que l'océan.

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