Dame Epée et ses compagnons d'infortune

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« Il fallait que cela m'arrivât ! hoquette-je. Accrochée nuit et jour à sa ceinture, balancée jour et nuit, la lame me tourne. J'ai la vomissure au bord du pommeau. Quand mon Seigneur va-t-il brider sa course et poser sa croupe ?... »

« Il fallait que cela m'arrivât. J'ai des démangeaisons sur mon tranchant délicat à force d'être engoncée dans ce raide carcan doublé de poils juste bons à gratter. C'est pure pédanterie que de nommer cette torture un fourreau, une protection ! Voyons, seule la douceur du petit vair sied à ma finesse. Quand mon Seigneur va-t-il dénouer les cordons de sa bourse pour m'offrir ce doux écrin ?... »

« Il fallait que cela m'arrivât. L'éclat de mes pierres de pacotille se ternit ; quant à ma garde, elle s'emplit de poussière et de crasse. Et quelle puanteur m'environne ! Quand mon Seigneur prendra-t-il quelque ablution pour occire de son corps cette abomination ? Même son destrier empeste moins les cieux que lui ! Les cieux !... »

Elle lève les yeux. Vision d'horreur ! Les nuages noirs de colère campent sur leurs hostiles positions. Ils menacent, prêts à en découdre. La fureur tempête les belligérants lorsqu'un coup de foudre fracasse l'immensité, ouvrant la voie au désastre des grands.

― L'heure est tragique et cothurne ! Ils vont se rouster là-haut ! commente une voix caverneuse.

Au même instant, sur le vaste champ, des chevaux trépignent d'une peureuse impatience. Les bassinets baissés, les écus en avant, les squelettes d'acier cliquetants, les Seigneurs brandissent leurs épées en prélude au conflit. Soudain, un assaut de cruauté éperonne les pauvres bêtes effrayées, emporte les âmes inconscientes dans le carnage barbare.

― L'heure est tragique et cothurne ! Ils vont se rouster là en-bas ! commente une voix caverneuse.

― Je ne rouste point, je guerroie ! rectifie Dame Epée.

― Non, tu estropies des existences ! accuse l'Autre.

― Je modifie des opinions ! se défend-elle.

― Non, tu massacres des existences ! attaque l'Autre.

― J'explique ma noble cause, mon droit, à mes adversaires ! nuance notre gente Dame.

― Au fond, il s'agit de rhétorique corporelle ! ironise l'Autre.

― Silence ! Tes oppositions de salon perturbent ma guerrière concentration. Mon devoir intervient, nous jouterons plus tard ! fanfaronne Dame Epée.

Déjà le combat s'enrage. Déjà la Souffrance et la Mort s'arrachent les meilleurs morceaux des carcasses, des cadavres et des blessés qui gisent sur le matelas boueux. Ni les cris, ni les pleurs n'émeuvent leur quête de chair, d'os et de sang. Elles se gavent et s'abreuvent à ces agapes sordides sans remords ni pitié. Seule compte pour elles leur propre satisfaction. Au milieu de la bataille, Dame Epée s'alarme.

― A-t-on idée de porter un bouclier aussi épais qui ébranle toute ma lame lorsque j'estoque ?

― Ne geignez point, Dame Epée ! sanctionne une voix caverneuse.

― A-t-on idée de fondre des métaux aussi adamantins qui m'éblouissent et me brûlent en mille étincelles lorsque je ferraille ?

― Ne geignez point, Dame Epée ! grommelle une voix caverneuse.

― A-t-on idée d'avoir autant de fressure et de cruor qui oxydent mon éclat lorsque j'éviscère ?

― Ne vous plaignez donc point, Dame Epée, de votre sort ! se larmoie une petite voix.

Dame Epée et ses compagnons d'infortuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant