En dépit de ma faculté critique à détecter toujours un peu davantage les idiosyncrasies – compétence qui constitue d'ailleurs l'essentiel de l'expertise du critique littéraire –, il m'est encore assez rare de rencontrer une plume aisément reconnaissable entre toutes, notamment par la forme, par la récurrence de certains procédés fixant une personnalité et un ton, et induisant psychologiquement une assomption d'être, une confiance, un orgueil, en-dehors du sujet même d'un extrait ou du livre : celle de Péguy en est indéniablement une. Techniquement, son style se caractérise surtout par une façon assez récurrente d'emphase à degrés d'épanorthoses : pour mieux expliquer, l'auteur cherche le mot, le mot juste, expressif, percutant, le mot mémoriel, il module le mot, circonloque le mot et le répète en y ajoutant par exemple tel adjectif, il revient sur l'adjectif qui n'adjective pas, qui n'est pas assez qualificatif, qui n'est pas assez qualifiant, sans honte de répétitions et de redites, s'enorgueillissant de redire et de répéter mieux, comme composant en écrivant, comme s'il témoignait de la composition qu'il écrivait en écrivant, il atteint bientôt le mot qu'il faut, le mot écrit qui témoigne, on s'approche du mot qu'il faut, de l'expression de la composition qu'il faut pour témoigner juste, on en fait une variété du vrai et du juste, c'est un mot qui est mot-témoin, une singularité qui singularise, le mot adjudant qu'au bout on finit par trouver, le mot qui remonte la chaîne de commandement, le mot final, le traître mot qui dit, qui révèle, qui martèle, le mot qui a reçu un à un tous les laisser-passer de la chaîne de commandement, toutes les autorisations de l'esprit qui arrive lui-même à commander à force de remonter la chaîne de commandement – et ce paragraphe, on s'en doute, depuis « l'auteur cherche », est une tentative de pastiche de ce style que j'ai tâché de décrire à mesure.
Cette figure de la gradation non linéaire, parfois apparemment hésitante, avec pseudo-retours comme autant de rétractations ou plutôt comme des amendements successifs, donne à l'ensemble d'un livre une force vraiment originale, un ton hardi, dégagé des préjugés ordinaires sur l'élaboration préalable d'une œuvre qui serait donnée à lire, et publiée, comme parfaite ou parachevée ; la « rature » est ici signalée sans honte, l'auteur ne craignant pas bien au contraire de se montrer dans le développement même de sa pensée, elle sert la sensation de vivacité par l'impression d'une spontanéité directe et sans affectation, comme dans une conversation où les affects sont exprimés et corrigés à mesure, en confiance, comme la parole qu'on exacerbe ou modère suivant l'effet dont on s'aperçoit à mesure et suivant les libertés qu'on s'est permises, par tel usage, avec la vérité. Ou plutôt qu'une « conversation », comme en une discussion, tant on perçoit la résolution pugnace, l'habitude d'escarmouche, tous les postures et les discours du désespéré, d'un auteur qui semble concevoir la littérature comme une lutte contre les relatifs, contre les opportunistes, les machinaux, les intéressés à des réalités partiales plutôt qu'à la plus objective réalité. On lit un homme querelleur, impavide et qui s'affirme au-delà de l'argument, en première ligne, ferraillant et plastronnant pour former une cible, crâne, conscient et désireux de susciter la controverse, de provoquer l'histoire, personnage fauve au milieu des frigidités, et qui tient à dire son fait, à régler des comptes, à dresser des bilans farouches, éloges et blâmes, qui n'attribue à la littérature de la vertu que quand elle a au moins quelque peu les attributs du sang. Une conception du livre comme utilité foncière, pas comme décoration ni pédantisme. Un ouvrage, à la fin, qui sent la sueur et le feu. Où rien n'est caché de la fébrilité du tireur et du goût âpre de la poudre.
Oui, mais ce style aussi est peut-être un défaut, une bravade trop ostentatoire ainsi qu'un atermoiement, délayant l'irréfragable du propos en pathos persuasif – c'est peut-être au fond le style généreux, abondant et apparemment franc, d'un excellent menteur. Il faut admettre qu'on trouve peu d'idées très neuves dans cet ouvrage : le premier essai inclus dans ce volume, De la raison, est une suite de lapalissades écrites avec autorité et conviction sans véritable apport au champ de la connaissance, sans originalité depuis Voltaire, et qui s'efforce sans grand profit de distinguer des malentendus dans l'emploi de l'argument de la raison, comme : raison d'État, raison par la force, raison d'intellectuels, fausses raisons, religion de la raison, etc. et ça ne vaut guère même d'en parler tant ça semble un exercice de jeune étudiant en philosophie. Le second traite pour l'essentiel de l'affaire Dreyfus et du rôle que les écrivains et partisans des Cahiers de la Quinzaine prirent vaillamment dans ce combat douloureux. Une idée directrice, surtout, sépare les mystiques des politiques, c'est-à-dire les porteurs d'un idéal enraciné, d'une cause foncière, d'un sentiment intrinsèque d'une nécessité juste, mystiques indéfectibles à l'origine des mouvements historiques, et les autres, appelés politiques, qui affadissent et ternissent la pureté des premiers par toutes sortes de tractations finissant par ne plus ressembler aux vœux de la base, par trahir même la volonté spirituelle qui les a portés au titre de représentants – comme l'écrivait implacablement Malcolm X en 1964 : « Lorsque vous avez du café trop noir, c'est-à-dire trop fort, que faites-vous ? Vous y ajouter de la crème, vous l'affaiblissez. Mais si vous y versez trop de crème, vous ne pourrez même plus reconnaître le goût du café. Il était très chaud, il refroidira. Il était fort, il s'affaiblira. Il vous réveillait, il vous endormira. C'est exactement ce qu'ils ont fait de la marche sur Washington. Ils s'y sont ralliés. Ils ne s'y sont pas intégrés, ils l'ont infiltrée. Ils s'y sont ralliés, ils y ont participé, ils s'en sont emparés. Et comme ils s'en emparaient, elle a perdu tout caractère militant. Elle a perdu sa colère, sa chaleur, son refus du compromis, oui, elle a même cessé d'être une marche pour devenir un pique-nique, un cirque. Rien qu'un cirque, avec des clowns et tout le reste. ») Cette idée n'est pas mauvaise, c'est pourtant une idée commune, excessive, antipsychologique, qui suppose que le politique sait qu'il dévoie le mystique, comme si le politique ne se croyait pas le plus souvent fondé à être le mystique qui agit. J'ai discerné aussi quelques intéressants paradoxes dans cette affaire, notamment la façon dont, selon Péguy, la communauté juive n'aurait pas du tout pris initialement la défense de Dreyfus, par souhait de demeurer discrète, ignorée, préservée d'un scandale, et que ce ne serait qu'en dernier lieu et faute de pouvoir échapper à ce combat que, résignée, fataliste, elle se serait rangée à la raison de ce sinistre « prophète » comme à celle de tant d'autres qui lui ont coûté tant d'avanies et de persécutions ; la façon dont l'opinion aurait obstinément attaqué Dreyfus non tant pour des raisons d'antisémitisme ni même par conviction de culpabilité que pour se rallier à l'administration française, par nationalisme en somme, comme on pensait, apparemment et c'est plausible, que les défenseurs de Dreyfus voulaient renverser la structure sociale, établir la honte de la république et instituer une façon d'antipatriotisme anarchiste ; l'hypothèse pertinente selon laquelle la connaissance du Juif – et par extension de toute communauté identifiée – ne se fait toujours que de façon horizontale et partiale, ce qui revient à dire qu'un riche bourgeois ne connaît des Juifs que les bourgeois et riches comme lui, tandis que tant d'autres Juifs ignorés sont pauvres comme ceux que Péguy dit connaître en majorité, parce qu'il était pauvre lui-même ; enfin, le paralogisme selon lequel, par la désignation de Juif qu'on fait à tous ceux qui ont commis une fraude quelconque, on paraît établir comme un vice systématique qui échappe à toutes les autres confessions, alors qu'il suffirait de penser et de dire, comme le propose l'auteur, pour tous ceux qui, ordinairement dans les affaires courantes, sont découverts à prévariquer ou à tricher : « Que ne dirait-on pas de lui s'il était Juif ! », méthode qui, appliquée à tout soupçon ou aperçu de corruption, suffirait à s'apercevoir ainsi qu'à faire comprendre que la plupart des vicieux et des cupides, l'extrême majorité même, n'est pas du tout juive. Découverte également de Bernard Lazare, héros dreyfusard, dont j'ai tout de même le mauvais esprit de soupçonner ce dithyrambe post-mortem affectionnément exagéré, comme à cette pensée excessive, romantique et louche qu'il aurait tiré son cancer de tous les ennuis et inquiétudes que lui aurait communiqué son soutien de l'avant-première heure à Dreyfus. Bien que cette liste d'idées édifiantes constitue déjà une certaine quantité, elle est à peu près exhaustive, en sorte que c'est aussi peu en rapport avec la quantité, où le caractère prime, où l'impétuosité l'emporte, où l'éloquence pugnace occupe tout le terrain, sans que la pensée originale y prenne une place prépondérante. On discerne chez l'auteur, dans un tel déséquilibre, une volonté de se rassurer, de se complaire en brillant, de s'écouter parler ou plutôt de se lire écrire, d'apprécier sa forme et ainsi de se sentir en forme, de compenser le manque de densité mentale par l'apparence vitale ; j'y perçois, au second degré, dans l'intentionnalité recelée, dans le fond réel de l'écrivain, plus qu'une verve spontanée : une attente, un aguet, une expectative, celle du bon mot, de celui qui doit amener l'idée plutôt que l'enjoliver ou la servir, où le style en lequel on place sa foi doit contaminer la pensée ; j'y vois une espérance d'entraînement d'un fond par une forme qui, s'étoffant artificiellement et désirant l'accident comme s'enfle la voile préparée sous un vent aussi espéré qu'imprévu, se complète, par chance provoquée, d'une réflexion capable de surprendre même le pilote, si ce n'est que le tissu est méthodiquement dressé, comme la senteur enfin d'une terre : cela arrive, certes, et c'est un moyen courant d'emprisonner de l'air pour humer l'approche du sol fertile, mais je crois que c'est aussi trop éprouver la patience du lecteur que de lui donner à lire si longtemps le spectacle d'une boursouflure qui n'attrape encore rien ou pas grand-chose ; s'il n'est pas trace de terre dans ces vivantes toiles, à quoi bon fixer du regard telle mâture si ce n'est, contre le ciel parsemé de nuages, pour se croire bouger ? C'est certes déjà beau que du vent captif avec toutes les ondulations singulières de voilure que cela produit, je préfère tout de même un peu davantage que ce mouvement pousse mon bateau ; je veux distinguer, dans ce vent splendide – pardonnez ma façon de prosaïsme –, une énergie utile et qui sert une puissance au lieu d'en constituer toute la substance.
VOUS LISEZ
Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.