Recueil de textes en prose

Éternelle

   Mes doigts défilent sur les touches. Une mélodie. Douce et mélancolique. Et sur chaque son, mes pensées dérivent. Les paupières closes, je me redécouvre.
  Du sang sur les mains, de l'humidité sur le sol devenu boueux.
  Mes lèvres s'étirent. Je me rappelle. Ce moment si douloureux qui m'a libéré. Oui. Ce souvenir est mien. Je ne pourrai m'en séparer seulement lorsque mes deux pieds seront dans le cercueil.

   Mes doigts défilent sur les touches. Une vitre éclate.
  Je sens des bouts de verre frôler ma joue.
  Je souffre.
  Un courant d'air balaie la pièce.
  Je frissonne.
  Le liquide brûlant qui coulait sur ma peau contrastait avec le froid naissant entre ces murs.

   Mes doigts défilent sur les touches. Mon index frémit et mon visage se crispe. Un morceau avait atterri sous ma phalange.

  Je quitte le piano ; mes yeux s'ouvrent.

   Mes doigts ne défilent plus sur les touches. C'est fini.
  Je me rappelle. Ce moment si douloureux qui m'a emprisonné. Non. Ce souvenir n'est pas que mien. Je ne pourrai m'en séparer même lorsque mon second pied sera dans le cercueil.
  Je contourne le tabouret où je m'étais assis. Puis, je m'arrête. Le papier peint oranger se défait. Seul, je ne fais qu'observer. Je la revis encore.
  Le vent souffle dans mon dos. Je tremble. De douleur, de froid. Le bois du plafond craque violemment. Une planche s'écroule. Elle se fracasse à mes pieds suivi de ses jumelles. Comme moi, et les autres moi.
  Je les enjambe et marche lentement. Pourquoi me presser ? Les murs s'entrechoquent avec violence. Je le sais. Même le dos tourné à ce spectacle, je le sais. Mon cœur bat ? Ah...
  Même si je le connais, ce moment me terrifie.

  La porte est encore à quelques pas.

Mais j'ai juste eu le temps de le penser qu'elle est à portée de main.

  Je tends mes doigts. La poignée est chaude. Cette chaleur m'arrache un sourire.
  L'amertume. Ce mot me définissait autrefois. Et l'emploi du passé le lui correspond bien : j'ai changé. Je ne suis plus le même que la première fois, et je changerai encore, et encore.

  Le pommeau bascule. Il y eut un grincement.

  Des larmes coulent silencieusement. Mes oreilles sifflent. Je suis sourd. Un pied passe de l'autre côté. Je souris. Je souris de tristesse ; je sais qu'au prochain mouvement, ces souvenirs iront se cacher.
Je serre les poings.
Mon talon se décolle du sol.
Il le frôle une dernière fois avant de franchir le seuil.
  Je referme les yeux.

  Ça y est. J'ai oublié.

Puis, de nouveau...

   Mes doigts défilent sur les touches. Une mélodie. Douce et mélancolique...