C'était la première fois que quelqu'un semblait le regarder dans les yeux.
Il errait depuis des années, tant d'années qu'il ne pouvait plus les compter avec précision. Il avait tout oublié, alors il se contentait de déambuler parmi des vivants ne pouvant plus le voir depuis bien longtemps. Il s'asseyait près des personnes âgées dans les parcs pour leur tenir compagnie, regardait les enfants le traverser, et marchait aux côtés des travailleurs pressés sur le trottoir.
Et pourtant, personne ne savait qu'il se trouvait parmi eux. Il n'était qu'un drap invisible avec deux trous pour les yeux qui marchait sans but où ses pas le conduisaient – et ils le conduisaient inlassablement jusqu'au cimetière de ce petit village qui devait un jour avoir été important pour lui.
Parfois, dans ce cimetière, il voyait des enterrements. Tout comme aujourd'hui, la mort avait frappé et un attroupement sanglotant s'était formé. Ces étrangers se pressaient devant une plaque toute fraîche noyée par les fleurs, prononçant leurs derniers vœux adressés au défunt. Le petit fantôme avait levé les yeux vers le ciel en espérant enfin voir la lumière pour lui permettre de s'échapper, mais il n'y avait rien. La mort ne l'avait pas attendu, une fois de plus. Elle partait toujours sans lui.
Ce fût à ce moment, seul au milieu de la foule, qu'il aperçut quelqu'un dans le fond du cimetière qui le regardait fixement. Assise sur un banc, volontairement éloignée du groupe, une cigarette entre les lèvres, c'était bien lui qu'elle semblait fixer. Les premières secondes, il n'y prêta pas attention, pensant à une coïncidence – peut-être regardait-elle quelqu'un d'autre. Néanmoins, lorsqu'il sortit de l'attroupement, la tête se tourna et les yeux le suivirent. Alors il décida d'aller s'asseoir à côté d'elle.
Elle sembla alors se désintéresser de lui, se remettant à fixer les rangées de tombe. Le petit fantôme n'entama pas la discussion non plus. Elle prit une bouffée de nicotine, puis deux, et écrasa le mégot contre le banc. Avec une lenteur démesurée, elle sortit un petit cendrier de sa poche pour y glisser la cigarette. Puis, après s'être réinstallée contre le dossier, elle prit la parole d'une voix neutre.
-C'est la première fois que je vois un fantôme. Je ne m'attendais pas à un cliché ambulant.
A ça, le fantôme en question ne savait quoi répondre. Il se contenta de tourner la tête vers elle. Une fois encore, elle semblait le fixer droit dans ses yeux découpés, et il vit ses lèvres maquillées de noir se redresser en un sourire moqueur.
-Je m'appelle Jolyne, continua-t-elle.
Pour la première fois depuis des années, des décennies ou peut-être même des siècles, le fantôme ouvrit la bouche pour utiliser sa voix froissée par le temps.
-C'est joli.
-Merci, je l'ai choisi moi-même.
Jolyne lui semblait étrange. Elle souriait, mais pourtant ses yeux ne brillaient pas. C'était peut-être à cause de ses cernes, ou à cause de son eye-liner qui avait coulé. Elle était pâle, mais ses joues et son nez paraissaient rouges – à cause du maquillage ou d'un peu trop de larmes, le fantôme n'en était pas sûr.
-Qui est-ce que tu enterres ? demanda-t-il, désignant l'attroupement d'un bras drapé.
-Mon grand frère, répondit-elle en sortant une nouvelle cigarette.
-Oh, je suis désolé.
-Ne le sois pas. C'était une horrible personne.
Le fantôme acquiesça lentement, en continuant de la regarder. Elle avait glissé la cigarette entre ses lèvres et l'allumait avec un briquet. Lorsqu'elle pencha la tête en arrière pour recracher la fumée, sa frange en rideau s'écartait et il pouvait un peu mieux voir ses yeux. Ils avaient l'air tristes.
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Le petit fantôme
Short StoryDepuis combien de temps ne l'avait-on pas regardé ? Il errait sur terre depuis une éternité. Oublié par la vie et par ce qui se trouve après, il avait tout oublié de sa vie précédente, jusqu'à son prénom. Il se pensait condamner à attendre, seul...