La Faute de l'abbé Mouret, Emile Zola, 1875

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Il fallait donc un prêtre pour compléter cette grande galerie de portraits issus de toute la société, pour réaliser la peinture complète d'une époque, pour rendre en une seule œuvre l'impression d'une totalité humaine embrassée et fragmentée dans l'écriture méthodique d'un homme de sciences, de sciences multiples, de sciences globales et sensément capables de percer les secrets de la vie moderne – projet ambitieux, délicat, faramineux, presque alchimique, et louche en quelque probable surestime de soi, propre à la gloire ou à la gloriole, aussi formidable que dérisoire, peut-être. Dans cette typologie des êtres, dans cette puissante machine littéraire où la volonté surplombante, objectiviste, naturaliste, mais peu apte et peu désireuse en réalité à se départir d'une fondamentale et axiomatique thèse, trahit la plupart du temps son intention de faire du personnage un rôle tout net, débarrassé des scories de la subtilité personnelle et des réalités de la singularité, au sein d'un théâtre forcément significatif où l'individu tend à s'effacer au profit d'une sorte de porte-parolat, d'une allégorie, d'une figure opportune, voire carrément d'une caricature. Il n'y a guère de personnes chez Zola – on en rencontre quelques-uns, mais c'est seulement quand ils sont nés et extraits de l'imitation scrupuleuse d'une identité connue, comme l'écrivain secondaire de L'Œuvre, recopié de l'auteur lui-même et qui devient, chose caractéristique alors, plus discret et plus crédible à maints égards que le protagoniste parce qu'il est inspiré de faits qui n'ont pas besoin d'insistance et se départissent de volonté démonstrative –, mais on y voit quantité de lieux, d'incarnations, de modèles politiques, qu'une technique bien rodée et censément scientifique est chargée d'entraîner, parmi une certaine intrigue décidée d'avance pour l'effet romanesque, dans les retranchements cohésifs et les conclusions logiques de leur caractère reconnaissable, établi fermement, à peu près normal, aux aspérités rares, des êtres tracés pour suivre une direction, des êtres foncièrement influençables : ils sont toujours ce que Zola a décidé au départ par la supposition plus ou moins documentée de leur « caste », ce qui n'empêche pas le maintien des préjugés (autrement, la vie d'un homme ordinaire ne serait, grâce à l'expérience progressive et cumulée, qu'un lent dépassement des préjugés, ce qui ne se constate point : souvent, au contraire, le constat d'une réalité contradictoire affermit, obstine et ancre le préjugé dans l'irrationnalité) d'une conception d'un métier, d'une classe sociale, d'une valeur ou d'une foi, d'une mentalité plutôt typique que particulière, et ils ne deviennent guère que les conséquences prévisibles, non pas aventurées, soupçonnées ou supposées mais bel et bien fabriquées et préparées dans un objectif précis, quelle que soit l'illusion d'objectivité que l'auteur prétend apporter à la peinture de son microcosme. On constate que Zola, par exemple, ne révèle jamais une réalité inattendue, étonnante, troublante à lui-même et aux théories qu'il soutient depuis toujours, surprise à laquelle devraient pourtant au moins quelquefois le conduire logiquement le respect et l'exercice de son fameux « protocole naturaliste » consistant à placer un être dans un univers et à le laisser « agir à sa guise » en fonction des facteurs déterminants de ce milieu, mais il a toujours, bien à rebours de cette impeccable honnêteté, dressé son plan initial auquel il se réfère et qu'il suit à la lettre, forçant même le personnage, l'obligeant aux pensées et aux actions qu'il a planifiées, et, si cette volonté de fiction ne s'y résout pas « d'elle-même », Zola l'y contraint malgré tout, comme dans ce roman, par le fabriqué d'une situation improbable faite justement pour le déprendre de sa volonté et l'empêcher de se mouvoir par la logique de son fonctionnement interne (il suffit, d'ailleurs, même sans péripétie d'artifice, de créer en préambule les règles de ce fonctionnement et de le présenter au lecteur à la façon d'une limitation, et, dès lors, dans ce cadre, le personnage circonscrit pense et agit, « logiquement », exactement comme on l'a décidé, la bonne affaire !). Dans les romans de Zola, si celui-ci était vraiment sincère et s'il appliquait son programme conformément au principe « scientifique » qu'il s'est fixé et qu'il rapporte dans toutes ses profession de foi, il devrait y avoir sérendipité, c'est-à-dire que ses recherches « neutres » et « dépassionnées » devraient parfois conduire, tout particulièrement s'agissant de sciences humaines, à des trouvailles curieuses, à des surprises variées, à des inférences inenvisagées et capables de réfuter au moins partiellement la théorie générale ; or, ce qui dément le plus la franchise et la validité du manifeste naturaliste, c'est qu'il est manifeste qu'il n'en dément rien et ne fait justement que valider : on feint à chaque fois qu'il y a juste un observateur peu soucieux d'intervenir dans l'univers de fiction, que cet observateur se contente d'aller en tapinois, avec d'infinies précautions analytiques, et avec une rigueur de concentration immense, des causes aux conséquences extrêmement cohérentes du personnage, mais l'observateur lui-même, quand son observation mentale réfute sa thèse, ne rapporte point ce qu'il a imaginé ou pressenti, il ne témoigne point ce qu'il « voit », il refuse d'être dérangé de son projet ou de son message par le sujet qu'il observe, alors, quand cette déviation se produit ou risque de se produire, quand potentiellement elle se réalise par projection avant d'être écrite, il redresse et reconditionne le personnage en le plongeant dans une situation où il n'a pas d'autre choix que de réaliser l'observation exigée : l'observateur naturaliste trop souvent ne se pose pas en simple sujet pensant de la nature ou de la nature humaine qu'il dit examiner, il est le Dieu, le démiurge tout puissant qui fabrique cette nature à son gré et qui décide encore, mais comme ç'avait toujours été le cas dans l'art du romancier, de ce qu'il veut remarquer ; autrement dit, il donne naissance à sa volonté et rien d'autre, exauce ses propres vœux, et il ose ensuite clamer : « Vous voyez bien que, par hasard, ça s'est passé exactement comme je l'avais prévu ! » : mais c'est lui qui a provoqué l'état de ce qu'il observe, c'est lui qui a orienté l'observation depuis le début et dans toutes ses étapes, c'est lui qui a induit, trié et corrigé tout écart et toute norme de l'observé pour parvenir à la conclusion qu'il avait tirée et fixée dès l'origine de son livre ; ainsi ce n'est pas du tout une observation, ce n'est rien que la démonstration dirigée d'un axiome ou d'un présupposé ! Comme en physique quantique, l'observation crée le phénomène, davantage même qu'en cette science puisque l'observateur ne tient pas compte de l'imprévu et ne dirige ses regards que vers ce qui le confirme, négligeant délibérément les observations mentales qui le contredisent ; ainsi Zola ne fait-il généralement de « libre » que la narration manipulée de ce qu'un jouet d'influence, de ce qu'un conditionnement d'emblée, peut supporter d'originalités maigres et de simulations de changements anticipés au sein de sa fixité foncière, principielle, paradigmatique. Voilà pourquoi le naturalisme n'est après tout qu'un romantisme comme les autres : il fige le personnage aux règles d'un système qui limite la réalisation des individus (les romantiques disposaient seulement d'autres règles, l'être isolé, génial, introverti, sentimental, croyant, conspué par la société et contrarié par le sort, etc.), le philologue attentif y sent toujours à l'excès le fardeau d'un auteur qui simule, menant des destinées jouées d'avance, instruisant peu de profondeur, posant des vraisemblances louches et n'admettant guère de surprise, tout est mu par des valeurs a priori qui sourdent de toutes parts comme un rayonnement ou comme une radioactivité, et ce ne serait pas un tel inconvénient si ces valeurs reposaient sur une véritable science de l'observation plutôt que sur une théorie « coûte que coûte », au même titre environ que la phrénologie, c'est-à-dire l'étude de la forme du crâne, chez Balzac, devait indiquer avec certitude inébranlable un caractère ou un tempérament. Si j'écris si vertement que le naturalisme est généralement une continuation du romantisme et en cela une antiquité, une obsolescence et un art que l'évolution et le progrès auraient dû dépasser et rendre primitif sinon ridicules, c'est qu'il n'a pas cessé de vanter le dogme plutôt que l'analyse vérace de l'être ; il a préféré – et, je crois, en toute conscience de son insuffisance, de sa relative superficialité voire de son effet d'épate et « d'avant-garde » – reposer sur une poignée de procédés, plutôt trucs qu'expériences, pour expliquer d'un seul tenant tout le matériau humain et le faire se comporter exactement en artificielle conformité avec trois ou quatre lois considérées comme suffisantes et jugées comme exhaustives, de façon à suggérer le sérieux et le mérite de « l'artiste moderne », plutôt que de composer honnêtement, douloureusement et consciencieusement, l'élaboration d'un individu supérieurement fin, avec ses altérations subtiles et ses constructions souterraines, même avec ses curiosités et ses étonnements pour nous, pour le mode de la normalité prescriptive, et, en ce qu'il aurait été élu justement comme entité plus réelle que la réalité, plus complexe et moins poseuse que le stupide monde qui ne vaut pas qu'on en parle si c'est juste pour le flatter ou le caricaturer, qui surprendrait de réactions inattendues et vraisemblables – car c'est bien l'homme moderne à mon sens qui n'est pas vraisemblable –, au lieu de ce pantin démonstratif et figé qui sert soi-disant à représenter sa réalité, chez Hugo aussi bien que chez Zola. La faille commune du romantisme et du naturalisme qui n'en fait que de la fiction sans beaucoup d'usage, ce n'est même pas l'illusion de la réalité qui est propre à l'art, qui peut fort être imparfaite et, bien sûr, involontaire dans ses imperfections pardonnables, mais c'est la machination, la manœuvre, le stratagème, le subterfuge, toute la manipulation bâtie sur des vœux de pureté ou de probité, la superposition mécanique, la manigance sue, l'échafaudage en trompe-l'œil, la composition sur un simulacre, la perversion secrète sur fond de chasteté alléguée, constitués sur des préjugés probablement conscients, valorisants et flatteurs, et que l'auteur, s'il n'est pas idiot au point de les ignorer c'est-à-dire de s'ignorer lui-même, exprime en l'œuvre mais dissimule en manifeste.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant