Jamais je ne pourrai oublier le jour de mes 16 ans.
Ce premier dimanche d'août, où ma famille la plus proche s'était rassemblée autour de moi pour célébrer cette journée particulière dans le parc de notre manoir à quelques encablures au nord de Compiègne.
Mon père avait délaissé ses nombreuses activités professionnelles et politiques à Paris pour se joindre à nous, ainsi que mon oncle et parrain, sa femme et ses deux filles. Fils unique et seul héritier mâle, je portais à moi seul l'espoir et la charge d'assurer l'avenir de la famille de Vanthenat. Alors que j'aurais pu vivre cela comme un fardeau, j'y puisais la force de caractère et la volonté pour avancer dans mes études. N'y voyez aucune prétention de ma part. Toute ma vie, je suis resté un garçon, puis un homme, humble. Mais j'avais l'envie chevillée au corps de réussir mes études. Depuis un an, j'étais pensionnaire au prestigieux lycée Louis Le Grand à Paris, et je mettais toute mon énergie à travailler pour obtenir la fierté de mon père. Homme d'affaires et député, il était rarement présent à la maison et ne manifestait que ponctuellement son affection paternelle à mon égard. Mais lorsqu'il me félicitait pour mes bons résultats scolaires, je lisais dans son regard pétillant le bonheur et la fierté que ses mots et ses gestes ne savaient pas exprimer. Je m'en satisfaisais volontiers. À mes yeux, cela valait tous les mots qu'un autre aurait pu dire.
Ma mère était plus affectueuse et j'étais pour elle une fierté constante, même lorsque je ne le méritais pas vraiment. J'étais le seul enfant viable qu'elle pu mettre au monde et c'était là, sans doute, la raison de son indulgence.
Nous étions donc tous réunis dans le parc de notre petit château pour célébrer ce jour. Même si mon père et mon oncle affichaient des mines graves lorsqu'ils discutaient entre eux à voix basses, l'humeur était joyeuse. Vers quatre heure de relevé, arriva le moment de la remise des cadeaux. De mon oncle et de sa petite famille, je reçu la montre à gousset que mon grand père lui avait offert au même âge. Il m'expliqua que c'était une tradition familiale et qu'à mon tour je devrai la remettre au premier des garçons de Vanthenat le jour de ses seize ans. La précieuse mécanique datait, selon la légende familiale, de la fin du dix-huitième siècle, et avait été fabriquée par un horloger de Louis XVI.
Mes parents me donnèrent ensuite un lourd paquet enveloppé d'un papier pourpre et d'un ruban argenté. Au toucher, je compris qu'il s'agissait de livres. Depuis le jour où j'avais appris à lire, je n'avais que rarement passé une journée sans un livre entre les mains. Je me débarrassai rapidement de l'emballage pour découvrir les œuvres complètes de Jules Verne, reliées de cuir rouge et illustrées.
« - Et regarde à l'intérieur, tu verras que chaque volume a été signé de la main même de Monsieur Verne en personne, précisa ma mère, alors que j'admirais les reliures avec les yeux d'un enfant devant une montagne de friandises.
- Je les ai trouvé grace à l'entremise de Monsieur Aristide Briand, qui connaissait on ne peut mieux Jules Verne, précisa mon père en échangeant un sourire moqueur avec les autres adultes. »
Ne comprenant encore le sous-entendu grivois de mon père, je remerciai tout le monde avec une émotion sincère. Mon père leva son verre en mon honneur et tout le monde trinqua.
Mais nous n'eûmes même pas le temps de finir nos verres que Félicien, notre majordome, se présenta devant mon père avec un télégramme à la main.
Au même moment, les cloches de l'église du village voisin se mirent à sonner avec force.
Présageant de ce que contenait le télégramme, mon père échangea un rapide regard inquiet avec son frère avant d'ouvrir la missive et de la lire en blêmissant. Puis, d'une voix grave, il nous annonça :
« - C'est la guerre ! »
Nous étions le 1er août 1914.
Je venais d'avoir 16 ans.
Et sans le savoir, je venais d'entamer l'année la plus sensuelle de mon existence.

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L'éveil
Historical FictionAoût 1914. Louis de Vanthenat, qui vient tout juste d'avoir seize ans, doit fuir le domaine familial menacé par l'avancée des troupes allemandes. Avec sa mère, ils trouvent refuge au château de Clairefeuille, dans la région bordelaise. Là, à un âg...