Rouge, à ce moment-là le genou de mon camarade n'était couvert que de rouge. Un liquide sombre se frayait un chemin sur sa peau glabre. L'eau azur que je déversais sur sa blessure se mélangea à cet écoulement pour ne laisser qu'une fine écorchure qui n'arrêtait pas de saigner. Ce mélange ne provoqua qu'un infime changement de couleur. L'eau se mêla au sang pour lui donner une teinte cristalline. Sans avoir la prétention d'agir comme un remède miracle, elle eue au moins le mérite de tirer quelques gémissements et quelques paroles d'une bouche qui était restée crispée jusqu'alors.
— Eh je vais pas mourir j'espère ! Une guibole sabotée comme ça mériterait bien un coup de morphine.
— À peine estampillé que ça piaille comme une bonne femme. Tu m'étonnes que ta vielle se fasse du mouron pour toi depuis que ton père est parti.
— Dame ! Elle arrive ?
Le juron préféré de son vieux. Faut croire que rejoindre le champ de bataille le fait rentrer un peu plus dans ses pas. Imaginer comment il se comporterait dans pareille situation doit rassurer le Jean. Il a pas tord, le mien est infirmier de guerre, et sans même m'en rendre compte je me suis porté volontaire pour prendre la place de celui de notre bataillon. Malade apparemment. Tu parles, un déserteur de plus ! L'armée t'y rentre en voulant gagner, t'en sors en ayant vaincu. Entre ces deux étapes, malade ou écorché au genou, aucun soldat ne doit louper une bataille. Il a au moins compris ça le Jean.
— Infirmier ! Infirmier !
— Déjà là triple buse.
Il l'a fait exprès. Peut pas s'en empêcher,
— Bon on n'en a pas vraiment, mais tu connais la recette pour en faire non ?
— À part de la terre et des feuilles y'a rien dans cette cour.
Il décoche son sourire benêt. C'est le signal pour me faire comprendre que je prends les choses trop au sérieux.
— Oui je sais, il faut faire comme si j'en avais sur moi et prendre ce que j'ai sous la main. Mais entraînement ou pas tu t'es vraiment blessé, c'est pas un tracé à la craie sur ta jambe-là. Je viens juste de reprendre la place de ce lâche de Louis, pas envie d'aggraver ton cas en mettant n'importe quoi sur la blessure.
— On part sur le front dans pas longtemps Hubert. Là-bas faudra que t'appliques les règles du jeu sans hésiter. Si je quitte la partie trop tôt, je t'en voudrais.
Pense pas à ça maintenant Jean ! Penser à une défaite, l'énoncer à haute voix, c'est déjà l'accepter à moitié. Hitler tu crois qu'il a envisagé de perdre quand il a envahi notre pays ? On a commencé à arrêter de penser à comment on pouvait perdre quand les amerloques ont débarqué. Depuis, on enchaîne victoire sur victoire, la preuve que partir gagnant ça marche. « Ne pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué ». Qu'il aille se faire mettre La Fontaine. Je me sens bien mieux ici, à la guerre, qu'en classe, où j'apprends par moi-même ce qui me servira vraiment plus tard. Enfin bon, les règles sont les règles. J'applique un mélange de terre et de feuilles à base d'une recette improvisée. Et c'est repartit, jamais j'aurais pensé qu'on utiliserait de vraies munitions aux exercices. Au moins, les généraux lésinent pas sur les moyens pour préparer leur gars à la réalité. Celle-là même dans laquelle est embourbé mon père et celui de Jean. Un peu pour eux qu'on fait tout ça, pour venir les tirer de ce pétrin et se farcir du boche en même temps. Autant lier l'utile à l'agréable.
Nous repartons derrière nos camarades du bataillon. Tous plus âgés. On a eu du mal à le croire quand ils nous ont accepté parmi eux. En tout cas, ils ne vont pas le regretter, et je compte bien le leur montrer. On est tous des soldats, peu importe l'âge qu'on a, c'est la volonté de combattre et la portée de nos actes qui nous distinguent.