Chapitre 32.2 - Susciter le courage quand tout semble perdu

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— Regardez-vous les uns les autres. Voyez à quel point votre voisin et vous êtes dépareillés, tout comme son propre voisin et la personne qui suit. Qu'il s'agisse de nos tenues ou même de nos armes, il n'existe aucune uniformité dans notre groupe. Soyons honnêtes, nous n'avons rien d'une armée, tout juste une milice organisée. Mais que croyez-vous que nous allons affronter ? Je nous dresse un portrait cynique et peu glorieux, mais qu'en sera-t-il en face ? La même chose. D'après Kadir, le chef de la Résistance qui lutte depuis longtemps contre la tyrannie de la République de Baden, nous allons affronter une milice bien pire que la nôtre. Quelques anciens militaires dans leurs rangs, mais la quasi-totalité de leurs « soldats » (Il fait les guillemets avec ses mains.) sont des civils comme vous qui ont jusqu'à présent réussi à survivre.

Pas de réaction. Ça ne prend pas. Alors le major continue.

— Des rumeurs circulent. J'ai entendu dire par exemple qu'ils seront deux ou trois fois plus nombreux. Oui, c'est certain, ils le seront. Mais nous avons l'avantage du terrain. Nous préparons nos retranchements et peaufinons notre stratégie depuis des jours. Ayez confiance, une défense efficace peut venir à bout de n'importe quel ennemi, même en surnombre.

Quelques voix éparses confirment leur accord avec le major.

— J'ai également entendu dire qu'ils seront mieux armés que nous. Encore une fois, c'est vrai. La République de Baden a fait main basse sur trois anciennes bases de la ligne SEMAD. Il faut donc s'attendre à un véritable arsenal de guerre. Mais à quoi bon ? Une fois de plus, n'oubliez pas qu'ils seront comme vous. Peu d'entre eux savent correctement se servir de ces armes. Il y aura des tirs dans tous les sens, ce sera stressant, mais peu seront ajustés, croyez-moi.

D'autres cris d'adhésion s'élèvent dans la foule.

— J'ai aussi entendu qu'ils auront des véhicules. Oui, et après ? Nous avons bloqué toutes les routes, qu'est-ce que ça changera ? Des drones ? Tant mieux pour eux s'ils ont de l'énergie à gaspiller, mais savent-ils au moins les piloter ?

À chacune des rumeurs qu'il énonce, il y oppose un contre argument qui a pour effet de galvaniser un peu plus la foule qui lui répond chaque fois un peu plus fort.

— Certains m'ont fait remarquer que la République a un territoire bien plus vaste que le nôtre, qu'ils l'ont conquis sans jamais subir de défaite. Mais il y a un début à tout. Pourquoi ne serions-nous pas les premiers à leur tenir tête et à les renvoyer chez eux ?

L'euphorie commence à nous emporter. Je la ressens tout autour de moi, contagieuse.

— Réunis sur cette toute petite place, nous sommes presque huit-cents. Tout de même, ce n'est pas si mal. Mais en vous regardant cette nuit, ce n'est pas le nombre que je vois, mais ce qu'il représente : l'Union ! Une armée n'est pas qu'une somme de soldats, elle est la résultante d'une combinaison entre conviction, dévouement et compétence. Dans ce domaine je ne vois pas comment nous pourrions perdre. Quand on compte dans nos rangs autant de vétérans de New Town qui ont déjà dû faire face à de nombreux ennemis, je suis confiant. Quand on pense que nous avons eu assez de sagesse pour faire la paix avec vous, Peterstal, et que nous combattons désormais côte à côte, je trouve ça magnifique. Vous, habitants de Walldorf. Alors que vous venez tout juste d'être libérés de ces pillards, vous avez encore la force de vous lever et de vous battre pour votre ville. Vous êtes admirables.

Chaque communauté s'enflamme à l'évocation de son nom. C'est à chaque fois un soulèvement de clameur qui s'empare de la place et accélère davantage ce tourbillon d'exaltation dans lequel nous nous noyons.

— Comment ne pas souligner la ténacité de ces hommes et femmes qui résistent au régime autoritaire de cette soi-disant république et qui ont pris d'énormes risques pour nous apporter ces armes. Oui, c'est à eux que nous devons ces mitrailleuses que vous voyez, dérobées à l'ennemi, et que nous allons retourner contre eux. C'est également la Résistance qui nous a prévenus de l'attaque imminente de Rosenwald et de ses troupes.

La foule transcendée scande des mises à mort au milieu de cris guerriers, de sifflets et d'applaudissement.

— Et que dire de Sandhausen qui a répondu si vite à l'appel, tous désireux de prendre part à la construction de l'Union ? Que dire de tous ces jeunes venus de Schriesheim et qui ont décidé de prendre leur avenir en main ? Regardez-les bien, car c'est pour eux que nous nous battons. Ils sont notre futur, et ce futur nous allons l'écrire ici, à Walldorf !

Ovation générale ! Ça hurle, ça crie, ça tape sur tout ce qui tombe sous la main ! On applaudit, se congratule, le sourire aux lèvres. Oui, on peut le faire !

— Une dernière chose. S'il subsiste encore des doutes parmi vous, je voudrais que vous compreniez ceci : ce que nos ennemis viennent chercher, le Talium, c'est aussi notre force. Rappelez-vous dans quel état les radiations vous avaient mis. Souvenez-vous de cette fatigue extrême, de ces maux de ventre atroces, de ce souffle qui vous manquait. Et si la mémoire vous fait défaut, regardez votre voisin. S'il est de Walldorf, demandez-lui comment il va, car il n'a malheureusement pas encore eu le loisir de goûter à la santé retrouvée et peut encore témoigner du calvaire quotidien que lui fait vivre son corps affaibli. Gardez donc en mémoire : nos ennemis seront dans le même état, tous ! Alors que vous aurez la pleine possession de votre corps, eux seront diminués. Un seul d'entre vous en vaudra cinq, peut-être six, et même dix pour les meilleurs. Ils veulent le Talium ? Ils devront venir nous l'extraire de nos veines !

Nous venons d'atteindre l'apothéose. Les derniers sceptiques ont abdiqué et se rallient au reste de notre armée dépareillée, maintenant unis sous les clameurs.

— On peut le faire !

— Ils vont repartir la queue entre les jambes.

— Fallait pas s'attaquer à l'Union !

Le major laisse la liesse s'exprimer.

Il a réussi. Cette nuit, Markus Klein vient de prouver qu'il est bien un grand homme, celui qui peut nous guider. Il est parvenu à transformer une pitoyable milice disparate en une véritable armée soudée. Il aurait pu tenter de le faire avec un discours anxiogène sur un ton martial et autoritaire où il nous aurait prévenus que l'échec n'était pas envisageable, que nos familles et nos proches le payeraient cher si nous ne parvenions pas à repousser l'ennemi. Mais au lieu de ça, il a endossé le rôle de père pour nous parler avec honnêteté et bienveillance. Il a cherché à rassembler plutôt qu'à effrayer, et il y est parvenu. Elle est là sa vraie grandeur.

Après ces quelques minutes de pur lâcher-prise, il lève à nouveau sa main. Le silence reprend tout doucement ses droits.

— Il est temps de nous mettre en place. Vos chefs de groupes ont le plan de bataille en tête et la plupart d'entre vous connaissent déjà leurs affectations. Mais il y a eu quelques changements avec l'arrivée de nos amis de Peterstal. Elli, je vous laisse prendre en charge vos hommes et les répartir dans les différents postes, comme prévu.

— Avec plaisir, Major. Peterstal. Rassemblez-vous vers moi.

— Gero, tu peux retourner au poste 16 avec tes hommes. De même pour vous, Goldstein. Tenez-moi ce poste 17.

— Comptez sur nous. Sandhausen. Avec moi.

— Schriesheim ! On y va !

Boris monte sur un morceau de pylône en béton pour utiliser son imposante carrure comme point de repère.

— Poste 12 ! On y retourne les gars !

D'un grand mouvement de bras, il joint le geste à la parole avant de redescendre et de se mettre en marche.

— Akram et Raffael, prenez les trente qui vous accompagneront et ne tardez pas, vous avez du chemin pour rejoindre vos postes.

Mes hommes se tournent vers moi. Ils ne comprennent pas.

Je leur dois des explications.

Chroniques des Terres enclavées - Émergence partie 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant