Lacrimosa

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Concentre-toi, Antonio. Salieri était courbé sur son piano, les mains crispées sur les touches d'un blanc nacré. Il serrait les paupières pour éviter la confrontation avec la vision d'horreur que lui inspirait ses mains prêtes à jouer. Il était désormais incapable de se regarder en face. Il baissait les yeux chaque fois qu'il croisait son reflet et des tremblements le prenaient chaque fois qu'il devait composer. Ce concerto attendra... Je ne suis pas en état de travailler. Il tourna résolument le dos au clavier blanc zébré de noir pour aller s'étendre sur son sofa, quelques mètres plus loin. Des sueurs froides le prenaient à nouveau, un visage d'une effrayante netteté s'imposait à lui. L'image terrifiante de sa victime mourante le hantait depuis plusieurs jours déjà. Mozart était bien mal en point, et par sa faute, à lui seul. Son égoïsme finirait par causer la mort de ce génie.

N'y tenant plus, il sortit de chez lui. Un vertige lui fit tourner la tête sur le palier de sa porte. Il s'adossa au mur, le souffle court, le temps de reprendre ses esprits, avant de marcher résolument vers la demeure de Mozart. Wolfgang... Sa voix chantante résonnait sous le crâne de Salieri. Ses manières désintéressées, son regard rayonnant de sa soif de liberté, sa charmante impolitesse qui suscitait autant de fascination que de mépris. Et ses doigts d'or, voltigeant sur son piano, griffonnant sur des partitions, remplissant des mètres et des mètres de portées, avec toujours cette perfection exquise, cette originalité délicieuse qui faisaient de lui un compositeur de génie, admiré et jalousé de tous... Salieri était le premier à louer son talent tout en souhaitant sa perte. Cette fois, la fin de Mozart était proche. Terrassé par les injonctions de la cour, transpercé par les commandes toujours plus nombreuses et exigeantes comme par autant de flèches empoisonnées, le tuant à petit feu, grignotant sa vitalité de l'intérieur, Mozart allait trouver la mort. Salieri et l'intendant Rosenberg touchaient au but, la seule menace à leur suprématie allait bientôt s'éteindre, misérablement : Mozart subirait une mort dans l'ombre et l'oubli de tous ; on s'échangerait la nouvelle de sa disparition entre deux coupes de champagne lors d'une réception, on se féliciterait de cet ennemi disparu – un obstacle de moins à leur ascension hiérarchique !

Mais Salieri avait changé d'avis.

Salieri ne voulait plus que Mozart meure. Salieri voulait le voir se remettre de ce mal, Salieri voulait qu'il reste en vie et qu'il s'installe dans un quotidien paisible et sans histoires. Salieri voulait que Mozart oublie ses idées de liberté, de libre arbitre, qu'il cesse de croire qu'autre chose que la monarchie puisse exister. Qu'il comprenne qu'il n'avait pas le choix et qu'il arrête de s'attirer des ennemis de par sa mentalité déviante, qu'il prenne soin de lui afin de survivre dans ce monde de brutes...

Tout ça à cause d'une phrase que Wolfgang lui avait glissée la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Oh, quelques mots tout au plus, une déclaration sans intérêt, banale, lancée sans réfléchir, prononcée par une langue alcoolisée, mais qui avait retourné le cœur d'Antonio Salieri, chamboulé toutes ses convictions. « Passez donc me voir un de ces jours, Antonio, votre présence apaise mes maux . » Ainsi le grand et invincible Mozart, qui ne connaissait pas d'attaches, l'indépendant Mozart, sans arrêt en quête de liberté, avait besoin de quelqu'un pour se sentir mieux. Et ce quelqu'un, c'était celui qui souhaitait le plus ardemment sa perte, nul autre que Salieri, Antonio Salieri, qui lui avait commandé cette maudite messe des morts sous couvert d'anonymat, qui s'était acharné au cours des mois et des années pour le pousser à bout, pour causer sa mort.

Salieri avait souri poliment, sans rien montrer de l'explosion qui venait d'avoir lieu en lui, des bonds que faisait son cœur, de son souffle et son rythme cardiaque qui s'étaient soudain accélérés et le secouaient tout entier. Il lutta contre le rouge qui lui monta aux joues. Il ne devait rien laisser paraître de tout cela ou la cour murmurerait dans son dos.

Oh, WolfieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant