Junon

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Nous sommes un matin de mars, l'aurore froide se lève sur le jardin du Luxembourg ; près du bassin, où les canards esquissent quelques sillons sur l'eau encore assoupie, une ombre gracile se dresse pour suivre le soleil à peine éveillé. Un bras se tend, soulevant le drapé d'une robe de marbre, perce la lumière blême de ce début de printemps. Ce bras se hisse, fier, découpe le ciel maussade, brandit un sceptre amputé. Ce bras appartient à Junon, reine des Dieux et des cieux.

Elle s'ennuie ferme, notre Junon. Elle respire la lassitude de ceux qui vivent loin des problèmes des hommes. Prenant la pose en appuyant sa seconde main sur sa hanche, elle attend, digne, elle parvient à feindre la patience tout en suintant d'agacement.

Qu'attend-elle, notre belle Junon ? Elle n'a pas pris une ride, mais le temps a maculé son corps d'ecchymoses. Ses voiles et ses symboles l'ont quittées depuis longtemps, elle paraît bien nue à présent. Son regard se plante loin dans l'horizon.

Que regarde-t-elle donc ?

Régnant sur les Dieux et les cieux, Junon ne daigne lever les yeux vers ceux qu'elle gouverne. Bien trop haute pour nous, simples mortels, jamais elle ne nous accordera une seule œillade. Non, elle jette son regard bien plus loin, par-delà ses sujets et ses serviteurs.

Nue de tous ses symboles, la magnifique Junon prend la pose. Haute et guindée, tout dans sa posture révèle sa majesté et sa solitude. Vieille statue abandonnée au bord d'un bassin, la Reine prend son mal en patience, et attend, le regard à la fois perdu dans le vide et tourné vers elle-même.

Parce que Junon est une femme délaissée. On n'ose, même entre soi, constater la fadeur de son teint ou la mélancolie qui atrophie sa jeunesse. Pourtant Junon n'est pas tant âgée ; il s'agit d'une maladie, autre que la vieillesse, qui l'étiole depuis si longtemps. Le désespoir la traque et l'anéantit tout entière. On ose à peine songer jusqu'où ses transports de jalousie peuvent l'emmener. A vrai dire, on préfère ne pas y songer. On admet juste que la raison vaincra toujours.

Junon se dresse, fière et grande, au milieu du jardin du Luxembourg. Ses symboles l'ont quittée ; elle n'est plus déesse du Mariage, mais Reine des Dieux et des cieux. Elle n'a d'yeux que pour elle, et nous, pauvres, oh ! pauvres mortels, nous ne pouvons que l'admirer. Junon, belle parce qu'elle est dédaigneuse, Junon, magnifique parce qu'elle est égoïste, sa jalousie et sa solitude la subliment et la sculptent à travers les âges.

Qu'attend-elle ?

Elle n'attend pas. Elle prend la pose, lasse, ignore les passants qui l'adulent de plus belle, mais jamais n'admettra qu'elle se délecte de toute cette attention. 

Réalités - recueil de textesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant