Chapitre 6 ~ Sous le saule

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On vante souvent la beauté de la nuit, mais le ciel diurne, fût-il morne et pluvieux comme celui qui s'étire au-dessus de moi, mérite lui aussi d'être regardé. Cela me rappelle ce jour, un an après la naissance de Léonie, où je me promenais avec maman. Je lui avais demandé si un jour je toucherais le ciel. Je ne me souviens pas de sa réponse, je ne suis même pas sûr qu'elle m'ait répondu, mais ma question naïve résonne encore à mes oreilles. C'est drôle parce que maintenant, je le touche bien, le ciel, et pourtant j'ai l'impression d'en être plus éloigné que ce jour il y a quatorze ans.

Étendu sur le toit, le dos contre le béton froid, je tente sans succès de m'oublier dans le ciel. Je voudrais perdre les paroles de Léonie dans son immensité. Elle n'a prononcé que quatre mots. Quatre mots dans un ciel si grand, ça devrait pouvoir disparaître...

Je secoue la tête, tâchant de revenir à moi. Décidément, même la contemplation d'un ciel bas, terne et nuageux suffit à me plonger dans de stupides considérations philosophiques. Où est passé le Théo rationnel que je croyais être devenu ? Je n'ai plus douze ans, il faut que je me reprenne.

Mais comment me reprendre ?

Comment être rationnel dans une situation pareille ?

J'entends encore sa voix réduite à un murmure, ces quatre mots qui devraient être un aveu et qu'elle a pourtant prononcés avec fierté. Et je me remémore sans cesse, spectateur impuissant de mes propres émotions, ma réaction affreuse. J'ai commencé à rire, sans savoir moi-même si c'était parce que je n'y croyais pas ou parce que j'y croyais trop. J'ai ri d'un rire étrange, silencieux, puis j'ai croisé son regard. Sérieux. Implacable.

« C'est pas très drôle comme blague, Léonie », ai-je lâché.

Mais son regard a étouffé mes mots. Il n'est pas possible de feindre un tel sérieux.

J'ai dû rester immobile quelques instants, puis, sous le feu de ses prunelles dorées, incapable de réfléchir, j'ai suivi ce qui m'a semblé la seule voie possible : j'ai reculé vers la porte de sa chambre, l'ai ouverte avec brusquerie et me suis enfui en courant.

Avant que le battant ne se referme, j'ai croisé son regard blessé. Il n'y avait plus aucune fierté, plus aucune excitation sur son visage tiré. Juste ses yeux immenses emplis de déception et de douleur. Aussi terrifié que si elle m'avait poursuivi, je me suis réfugié dans ma chambre et j'ai grimpé sur le toit.

Écœuré, je me relève. Je ne peux pas supporter de passer un instant de plus dans cette position, à regarder le ciel gris en me reprochant inlassablement ma stupide réaction. Tout s'est éteint en moi, je crois que je ne réalise pas. Je consulte ma montre. Il est midi. Ma conversation avec Léonie, qui m'a semblé si longue, n'a dû durer qu'un quart d'heure. Nous devrions bientôt passer à table. Soulagé d'avoir quelque chose à faire, je redescends dans ma chambre au moment exact où l'appel de ma tante perce le silence. Je me hâte vers la salle à manger. Léonie est déjà là. La présence de Marie me soulage ; je n'ai pas envie de me retrouver seul avec ma sœur, sans savoir si c'est lié à la peur ou à la culpabilité.

Le reste de la famille arrive peu à peu et le repas commence, animé comme d'habitude par les pitreries de Yann, les soupirs de Victor, les grognements amusés de Raphaël et les piques de Marie. Au milieu du chahut, la voix de Léonie s'élève tandis que ses yeux d'ambre cherchent les miens.

« Iouqruop ut sa'm eénnodnaba ? »

Je tressaille, heurté par ses mots que je décrypte aisément. Je lui ai appris ce code lorsque nous sommes arrivés dans cette maison. Je sentais sa terreur à l'idée d'être plongée dans un monde nouveau. « Si quelque chose ne va pas, tu pourras toujours me le dire, l'avais-je rassurée. Tu me parles en inversant les lettres de chaque mot. Ils ne comprendront rien, c'est notre secret, d'accord ? » Nous sommes devenus experts dans ce moyen de communication.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant