C'était un jour comme les autres. Enfin pas tout à fait. C'était ce genre de matins, au lendemain de Noël, où tout le monde rentre chez soi, avec des montagnes de cadeaux dans les coffres, tellement surchargés que le bas des voitures touchait presque le sol. Ces matins où tout le monde plaisantait en disant qu'au premier nid de poule on allait perdre la moitié du chargement. Cependant cette année là, personne n'en fit rien. Les au revoir furent plus brefs, et plus intenses que d'ordinaire. Il y avait dans l'atmosphère une tension invisible et froide, comme un voile terne déposé sur la chaleur rassurante qui devait régner en cette période particulière. En y repensant cela s'était ressenti bien avant. Dès l'instant où nous sommes arrivés dans la maison de ma grand-mère, quelques jours plus tôt, c'était comme si, dans un silence glacé, même les murs pleuraient. Personne n'en parlait, mais je l'ai senti, et je pense que tous les enfants, à qui l'on avait rien dit, l'avaient senti aussi. Ce lourd et pesant secret qui piquait trop le cœur pour être révélé avant le jour de Noël. Le pire dans tout ça, c'est qu'au fond de nous, on le savait. " Grand-père est malade", voilà ce qu'on a bien voulu nous dire. Pourtant, lorsqu'on nous l'a dit, j'ai préféré me convaincre que c'était exactement ce qu'on essayait maladroitement de me faire croire. Mais si vous saviez à quel point inconsciemment, tout le monde le savait. Il n'y avait qu'à voir l'air grave des adultes, et la tristesse qui creusait les visages mieux que ne l'auraient fait une armée de mineurs. Seulement, à ce moment là, j'ai choisi le déni. J'ai choisi l'espoir. J'ai choisi de faire comme si tout allait bien. Comme si cette "maladie", était aussi temporaire et banale qu'elle aurait pu l'être; qu'elle aurait DÛ l'être. J'ai choisi de faire semblant de ne pas voir, de ne pas entendre les sévères et graves recommandations des adultes, ne pas trop approcher papi, ne pas chahuter autour de lui, ne pas crier. Il a besoin de calme, et de repos, qu'ils disaient.Ma mémoire elle-même me trahit, trois ans déjà que je refoule cette histoire au plus profond de mon être. Que je tente d'oublier les pleurs, les douleurs et la peine qui m'assaille au moindre souvenir des moments où tout allait bien. Des moments où il était encore là. Ca a malheureusement fini par fonctionner, et je sais que je vais devoir romancer un peu ce récit, l'épais brouillard dans lequel mes réminiscences se sont emmitouflées m'empêche d'être certaine de quoi que ce soit. Mais le fait que les détails narratifs ne soient pas tous fidèles à la réalité n'enlève rien à l'authenticité des émotions que j'ai pu ressentir, et que je vais d'ailleurs tenter de retranscrire avec justesse ici. Selon moi il devait certainement s'agir du Noël le plus triste de toute ma vie. Même si personne n'osait en souffler mot, tous les esprits savaient que c'était notre dernier Noël. Notre dernier réveillon en tant que famille, SON dernier Noël.
Le problème avec le cancer c'est que si on commence à espérer, on finit par tomber de tellement haut qu'il en devient presque impossible de remonter la pente.
Cette année là tous les sourires sonnaient faux, et faisaient le même bruit que la cuillère que l'on racle au fond du bol de céréales, crissant comme un animal à l'agonie. On ne pouvait s'empêcher de deviner pourquoi si souvent ma mère et ses sœurs se rendirent aux toilettes ou montèrent à l'étage et redescendaient les joues rougies et les yeux gonflés par les larmes étouffées de leurs mains couvertes de bagues. Cependant tout le monde faisait semblant d'avoir l'air heureux. De "profiter"... Comme un murmure, l'ordre indirect de tout garder au fond de soi était devenu la norme, et d'un commun accord, tout le monde a fait du mieux qu'il a pu pour prétendre qu'il s'agissait là d'un réveillon comme tous les autres. J'ai toujours su faire confiance à mon instinct, alors je suis beaucoup restée avec mon grand-père ce soir là. Toute la soirée, il était resté assis près de la cheminée, contemplant la pièce qui contenait les êtres les plus chers à ses yeux, un éternel sourire figé sur les lèvres. Je ne l'avais jamais vu sourire comme ça. Lui qui était toujours sarcastique et qui se donnait un air sévère, il avait l'air sincèrement heureux d'être ici, et il le montrait. Mais il dissimulait aussi beaucoup de peine. Parfois il fermait les yeux et ne les rouvraient qu'une demie heure plus tard, ses traits se contractant de façon presque imperceptible face à la douleur pourtant cuisante qui l'assaillait. Et même à moi, les médicaments que ma grand-mère lui apportait régulièrement donnèrent un autre signal d'alarme qui fit trembler un peu plus la façade de mes illusions que j'essayais malgré tout de garder intacte. Il avait l'air éreinté, comme si il n'avait pas dormi depuis des semaines. Il était pâle comme un mort, pardonnez moi l'expression assez malvenue. C'est marrant à quel point dans ce genre de situation, on a beau se persuader du contraire, notre intuition continue de nous hurler que quelque chose cloche. Je me suis blottie contre lui, tentant de respirer un maximum son odeur, et de sentir sa chaleur tout contre moi et d'absorber sa présence, secrètement j'espérais que ce moment dure l'éternité, je voulais que jamais ma tête ne se décolle de son épaule, et que le monde s'arrête de tourner si il le fallait.