Une nuit noire recouvre l'horizon le soir-là au plus profond de la forêt. Une femme, seule, est suspendue sur une branche d'un arbre majestueux. Il y pousse des feuilles aux nervures colorées, les motifs ressemblent à des courbes fines et subtiles, semblant presque être peint par un artiste recherchant les traits pour réaliser une œuvre parfaite. Les fruits sont d'une tendresse exquise, dotés d'une couleur bleue singulière. Des lueurs argentées dansent en son jus ; nul ne peut résister à l'appel d'un tel délice plus d'un instant. La cime est dotée d'une multitude de ramifications donnant à son sommet l'impression d'être une voûte céleste où le ciel lui-même semble se courber pour se confondre à la beauté d'une telle merveille. Le reste de la forêt aux arbres millénaires gigantesques, semble bien morne face à cet arbre solitaire d'une hauteur presque insolente face à toute loi de la nature. Perchée à une telle hauteur où chaque fragment de terre est recouvert d'une végétation luxuriante, il est aisé de s'improviser comme un Dieu de ce monde. Pourtant, la jeune femme paraît perturbée au-dessus de cet océan de verdure. Assise sur l'écorce souple, elle est perdue dans le chaos de pensées contradictoires qui la submerge. Elle sait que les évènements futurs seront décisifs pour l'avenir de Korr : quelque chose dépassant tout entendement semble s'éveiller dans les profondeurs du monde. La situation la fait sourire, se délectant de la tempête menaçante qui frappera inexorablement chaque vie dès que l'occasion se présentera. Elle entend au loin les corbeaux croasser. L'avenir appartient désormais à celui qui aura les plus fortes convictions. Elle marche jusqu'à atteindre l'extrémité de la branche, puis elle s'allonge pour que sa tête soit retenue par les brindilles qui semblent former une large main aux doigts crochus. Elle contemple alors le ciel noir parsemé d'étoiles scintillantes : plus la nuit est sombre, plus la plus lointaine des lumières brille. Elle ferme délicatement ses paupières, elle se sent en sécurité entre les hauteurs vertigineuses et les terres anciennes. Elle a hâte de voir de ses propres yeux les actes de ceux qui se lèveront pour changer le funeste avenir qui approche à grands pas.
Le soleil se lève désormais au Nord. Tout semble paisible durant cette fraîche matinée du début du printemps. Les petits oiseaux célèbrent ensemble la fin de l'hiver impitoyable avec un chant joyeux s'envolant dans des notes aigües. L'herbe fraîche, paralysée durant les derniers mois, s'agite paisiblement à la rencontre de la douce brise. Chacun des brins recouverts de cristaux de givre étincelants offre à chaque voyageur un sublime spectacle de lumière. Au milieu de ce paysage idyllique de la douce renaissance de la nature, une jeune femme au visage creusé par la fatigue s'avance péniblement sur un chemin sinueux. Elle est exténuée. Ses pas saccadés par l'épuisement brisent l'accalmie matinale. Elle est vêtue d'une large tunique beige en tissu léger laissant transparaitre son cou et ses genoux pâles. Ses pieds nus foulent le sol froid. Ils sont salis par la terre, usés par les pierres et surtout dépassés par cette marche qu'elle entreprend depuis si longtemps. Elle a, pour se protéger du froid, une large cape, des mitaines ainsi que des guêtres fabriqués en laine. Elle porte sur son dos un sac gigantesque rempli de ses affaires personnelles qu'on utilise pour des animaux robustes pouvant transporter aisément plusieurs dizaines de kilos d'objets en tout genre. Son poids effarant la fait tituber de sa trajectoire, déjà bien approximative. Les lanières en cuir de mauvaises factures lui arrachent la peau des épaules ; la cape est déchirée à cet endroit par le frottement répétés de cette terrible masse. Du sang encore frais coule le long de ses plaies béantes. Son état physique pitoyable ferait sans doute pâlir un cadavre en état de décomposition avancé.
La terre, usée par les conditions extrêmes des dernières semaines, forme de larges crevasses où l'eau stagnante croupit, dégageant une odeur de marécage putride. A quelques autres endroits, le sol est extrêmement boueux et glissant dans ce petit bois à proximité d'hameaux paisibles. Pourtant, les conditions géologiques ne semblent pas perturber la femme au front luisant de sueur. Peut-être avait-elle marché plusieurs jours sans s'arrêter ? Une chose est néanmoins sûre, elle a passé la nuit à traverser de nombreux villages du continent. Elle est si surmenée par ses efforts pénibles qu'elle manque de trébucher à chacun de ses pas. Son regard hagard scrute les alentours dans l'espoir de trouver quelques baies ou fruits qui sont plutôt rares en cette saison avec un climat aussi frais. Elle tente de se rappeler de ses connaissances de biologies qu'elle a acquis pour la plupart dans le Guide d'Identification et d'Usage de la Botanique, l'encyclopédie le plus complet de la flore de Korr. A l'aide du peu de lucidité qui lui reste, quelques souvenirs sur la culture des hommes du royaume lui revienne. Les grandes récoltes se font au milieu de l'été où on organise de grands festins en l'honneur de l'Empereur. Malheureusement pour elle, il n'existe que quelques fruits qu'elle peut cueillir au début du printemps et la plupart d'entre eux pousse dans des contrées lointaines. Peut-être qu'elle peut trouver un pommier sauvage dans cette petite forêt ? Après tout, il y a des villages aux alentours et il n'est pas rare que des oiseaux mangent des pépins par mégarde qui se confondent avec la tendre chair d'une pomme. Il est possible que certains d'entre eux se posent au sommet d'un arbre se délaissant par la même occasion des restes de leur repas, rendant ainsi la graine rejetée par l'animal fertile. Cette possibilité lui paraît que peu probable mais, aussi loufoque que cette idée lui semble être, ses pas changent brusquement d'itinéraire. Elle ne peut résister à l'espoir de trouver de la nourriture tellement que la faim la dévore de l'intérieur. Elle s'écarte alors de la route usée proche des troncs et de la terre humide pour s'enfoncer dans la multitude de de chênes, de bouleaux et de saules. Elle peine à contourner les épais troncs d'une dizaine de mètres qui ont traversé tant d'années sans broncher. Le sol est recouvert de feuilles mortes humides transformant cette étendue sauvage en vaste patinoire végétale. Elle tente d'enfoncer ses orteils dans la terre, mais elle est bien trop faible. Sa vue se trouble de plus en plus manquant de perdre connaissance à chaque seconde. Mais elle refuse de s'arrêter : si elle a le malheur d'interrompre sa marche folle pour reprendre des forces, elle n'arrivera jamais à se relever et mourra ici, dans l'indifférence de tous. Son obstination a encore le dessus sur la faim et la fatigue mais elle ignore pour combien de temps. Elle entame alors sa rude recherche de nourriture dans cet endroit banal.
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Héritage - Tome 1 : Délaissée
ParanormalUne jeune femme délaissée par sa tribu natale entame une longue exode vers les Royaumes du Nord dans l'espoir de trouver une vie meilleure loin de sa vie passée. (En cours d'écriture pour ne pas spoil ;D )