La Bouche

13 2 0
                                    

La plaie s'ouvrait béante. De l'intérieur, on pouvait deviner ses parois sanguinolentes et sillonnées de vaisseaux dilatés. Mais impossible de pousser plus loin l'observation, car la plaie vomissait : depuis les lèvres rouges, échancrées par la dague, se déversait une bave incolore. Voilà plusieurs minutes que Lya crachait sa douleur dans un cri qui déchirait le ciel et le silence. Crépuscule orageux ; la voûte se remplissait de nuages empourprés par le soleil ému. Tout grondait sourdement. Lya, elle, braillait.

Un assassin s'était glissé jusqu'au sommet de la colline sacrée, là où les colonnes du Temple Troisième mordaient le firmament. Lya pensait à tort qu'elle y serait en sécurité ; la voilà le ventre troué. Ses mains tentaient de retenir les boyaux que régurgitait la nouvelle bouche. La jeune femme sentait son intestin s'emmêler entre ses doigts noueux. Elle hurla de plus belle.

Puis un certain poids la quitta pour s'abattre sur les dalles de marbre, à côté de la dague criminelle. Lya baissa les yeux vers le fœtus avorté ; il pendait encore par le cordon ombilical. Il semblait avoir survécu à sa chute – il remuait. Lya cessa de crier. Elle laissa tomber ses bras, lâchant tout ce qu'ils retenaient, colon, intestin, boyaux boursouflés à sueur vermeille, la plaie se mit à dégorger tout ce qu'elle put. Lya finit par tomber à son tour, elle s'allongea auprès de ce qu'elle avait enfanté. Elle n'en avait plus pour longtemps.

Le fœtus ne criait pas. Le sang de sa propre mère dégoulinait d'entre les plis de sa peau fripée. Les traits de son visage se tordaient en une grimace de dégoût. On aurait dit un monstre. La créature semblait répugnée par sa propre existence. Elle n'aurait jamais dû venir au monde. Elle était une erreur.

Lya sentit l'amertume étrangler sa gorge. De la main droite, elle s'empara de la dague. Elle la fit glisser le long du cordon ombilical, jusqu'au niveau du ventre de la chose. Elle crut un instant qu'elle la tuerait. Elle n'en fit rien. La jeune femme trancha le cordon et lâcha la dague.

« Elle survivra. »

Lya se demanda si, en d'autres circonstances, le fœtus eût été moins monstrueux. S'il était entré dans le monde en traversant le corridor maternel, aurait-il hurlé, comme tous les autres nourrissons ? S'il avait eu d'autres parents, son destin aurait-il été différent ?

De sa main gauche, Lya caressa les lèvres de la bouche matricide. Celle-ci dessinait un sourire large et édenté, du foie jusqu'à l'utérus. La jeune femme plongea sa main dans la gorge sanguine pour mieux l'explorer, car elle ne sentait plus la douleur, elle ne sentait plus rien du tout. Mais il ne restait plus grand-chose à l'intérieur. La plaie avait tout vomi. Elle s'empara de sa paroi intestine, moite, encore chaude. Sa main se crispa sur ce morceau de chair humide, elle l'empoigna fermement, tenta d'en arracher un morceau. En vain. Ses forces l'abandonnaient. La chaleur aussi, enfin. Elle mourut.

On ne sut pas quand, la chose ouvrit les yeux. Une silhouette s'était penchée au-dessus d'elle. La mère était morte depuis bien longtemps ; les corbeaux se réjouissaient de ne pas avoir à chercher eux-mêmes la nourriture dans le corps. La silhouette prit la créature affamée dans ses bras.

Elle survivrait. 

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Mar 19, 2021 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

Réalités - recueil de textesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant