Il est sept heures du matin et la ville, malgré ce à quoi l'on s'attendrait, ne dort pas. Et non parce qu'elle est déjà réveillée depuis longtemps, et non parce qu'elle n'est pas partie dormir hier soir, prolongeant la fête comme on a l'habitude de le faire au Berghain à Berlin.
La ville de Moscou n'a jamais cherché à s'endormir ; sinon, soyons honnêtes, elle aurait trouvé les substances nécessaires et assez puissantes pour plonger dans un sommeil profond comme le BaÏkal et long comme le trajet du Transsibérien. Mais elle n'en veut pas, ce sont ses habitants qui les consomment en quantités indénombrables et c'est mieux comme ça, c'est d'ailleurs grâce aux substances aussi qu'ils arrivent à suivre son rythme, à tenir sur leurs pieds jusqu'à la fin de la rave. Mais Moscou est une rave sans fin.
Il est toujours sept heures du matin et Moscou n'a pas dormi cette nuit, ni la nuit précédente, aucune des nuits que je l'ai connue. Son artificiel éclairage nocturne est si puissant que la nuit elle brille, tellement qu'elle est même plus éclairée que la journée - quand le soleil se bat contre le ciel gris de pollution pour annoncer le début d'une nouvelle journée, histoire de rappeler aux moscovites ce qu'est la notion du temps. Or, ne sachant voir la limite du jour remplacé par la nuit, comme on n'a jamais su voir où s'arrête la ville et commence la périphérie, les moscovites ne font que parler du temps, ou plutôt, de son absence.
Ici, ils n'ont guère « le temps », jamais assez de temps. Assez de temps pour quoi ? On ne va pas jusqu'à se poser la question. N'allez pas à Moscou si vous espérez pouvoir penser au temps et où est-ce qu'il disparaît ; s'arrêter pour penser au temps relève du registre du no man's land, un univers non exploré par la science - aucune curiosité ne suffira pour vous pousser vers une expérience si dangereuse.
Et pourtant les horloges se tenant fièrement dans la rue indiquent sept heures du matin et le repos qu'ont eu quelques moscovites, un repos qui équivaudrait une sieste d'après-midi des sud-espagnols en durée - pas en valeur bien sûr - est maintenant fini. Et seule une bonne dizaine de réveils, comme une torture, sort Moscou du sommeil dont il n'y a jamais assez (comme de temps), par la peau du cou.
Il fait froid dehors, comme il faisait froid il y a quelques heures alors qu'on attendait un taxi pour partir du bar au club, du before à l'after, du rooftop à l'underground. Mais le froid d'un matin de Moscou est un monde à part, du moins par l'absence d'ardeur qui, nuit dernière, aidait à supporter les températures glaciales quand soudainement l'application Uber change des trois minutes d'attente promises à quatre, cinq...
Ce froid fera l'énième obstacle à concéder au fait qu'on recommence, comme hier, avant-hier et la semaine dernière, une nouvelle journée qui épuisera ce qui semble être les dernières forces. Et on aimerait bien se dépêcher pour fuir le froid, ou bien - chose rare - pour être à l'heure ; mais personne ne peut déjouer Moscou, qui a déjà recouvert ses rues de verglas comme d'un tapis rouge pour célébrer les admirables moscovites réveillés si tôt et se hâtant déjà quelque part.
Alors, minutieusement, réfléchissant au pas suivant comme à une stratégie géopolitique, les moscovites se dépêchent vers les arrêts de bus, de tramway et de métro. Ils jettent des regards remplis de jugement et aussi de pitié vers les touristes qui, n'ayant pas encore ou pas assez gouté aux embouteillages qui coulent organiquement à travers les artères de la ville, cherchent à prendre un taxi dans l'espoir de ne pas rester une seule minute de plus exposés au froid insupportable.
Si l'on cherche à traverser le centre-ville en longeant ledit « anneau de boulevards », il est recommandé de prendre les tramways numéro 3 et 39, ou bien le fameux tramway A, aussi connu sous le nom de Annoushka grâce à l'épisode fatal qui a servi d'introduction pour Le Maître et Marguerite. A l'arrêt, il est particulièrement curieux d'observer les regards guettant l'arrivée du tramway de loin, de très loin, comme si plus un regard était rempli d'espoir, plus un rendez-vous auquel se presse l'un des passagers était important, plus se dépêcherait le tramway.
Le tramway est le refuge ultime des moscovites, les sièges chauffés contrastant avec la fraîcheur pénétrante dans le salon à travers les fenêtres à peine entrouvertes ; il traverse la ville le long des boulevards enneigés, à sept heures du matin encore éclairés par les guirlandes et les lampadaires multicolores. Les boulevards sont vides, excepté quelques braves héros défiant l'hiver ou simplement des malheureux qui, eux, ont raté le tramway. Ce chemin spectaculaire distrait les passagers émerveillés pour un bref instant de leur destination finale, et les innombrables plans de la journée sont oubliés – c'est le moment de redécouvrir la splendeur de cette ville sous-estimée.
A la suite d'avoir traversé la rivière Moskova par le pont ouvrant une pittoresque vue sur la Place Rouge, le tramway ira jusqu'au boulevard Yaouzsky, puis le boulevard Pokrovsky, pour enfin arriver au boulevard Chistoprudny, celui qui commence par un lac constituant à ce moment de l'année la patinoire préférée des habitants du quartier, notamment pour son apparence naturelle - de la glace loin d'être lisse, rendant le patinage plus incommode et grâce à cela plus aventureux, mais aussi pour sa gratuité la rendant si attractive aux gamins rentrant des cours en fin d'après-midi...
Ayant témoigné de ces images et péripéties tel un slideshow d'anniversaire projeté sur les grandes vitres embuées, personne ne veut quitter le tramway si douillet et apprivoisant ; mais déjà au loin on sait distinguer la fin des boulevards annoncée par le terminus, la station de métro Chistye Prudy.
Alors on redescend du haut de nos pensées et rêveries par les marches de l'escalier pour sortir et atterrir sur le bon vieux verglas et reprendre la route hâtée vers les affaires pressantes qui, elles, n'ont pas vu les boulevards, et donc n'ont aucune possible raison de se repousser.
Il est sept heures et une minute.
Следующая остановка "Станция метро Чистые Пруды", конечная.