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La maison de Mme Paige ne se trouvait pas si loin de New Cross Gate – pas plus de dix minutes à pied, je crois – mais il nous fallut quatre fois plus de temps pour y parvenir, étant donné que nous devions vérifier à chaque angle de rue que des patrouilles ou des caméras de surveillance ne pouvaient pas nous croiser. Une fois ce délicat voyage fini, je me retrouvais enfin assise dans le salon de la vieille dame, une tasse de thé vide face à moi.
J'aimerais pouvoir vous dire que j'étais fatiguée, mais c'était un trop grand euphémisme à utiliser dans ce cas-là. Être traquée et devoir couvrir mes arrières à tout moment était quelque chose auquel je m'étais plus ou moins habituée, mais garder mes instincts à leur plus haut niveau afin de ne pas perdre Jimmy était plus qu'épuisant.
Mme Paige vivait dans un humble appartement sur Erlanger Road, à quelques mètres de l'école primaire Edmund Waller où Jimmy et moi passâmes six ans de notre scolarité. Elle y avait travaillé pendant de nombreuses décennies, comme si elle avait toujours fait partie de cette école. En fait, quand j'y pense, je ne suis même pas sûre que quelqu'un se rappelle d'Edmund Waller sans Mme Paige à l'intérieur.
Lorsqu'elle nous avait trouvés, j'avais eu, au début, du mal à me remémorer mes souvenirs d'elle, mais ce n'était plus le cas. Aicha Paige avait, en effet, été ma maîtresse en classe de CE2, avant de devenir la directrice de l'école. Elle était gentille, intelligente, d'une grande sagesse, ainsi qu'une personne que mon père avait bien connue.
Malgré les dix ans qui étaient passés depuis notre dernière rencontre, elle n'avait pas tellement changé : son visage était bien sûr un peu plus ridé, mais elle était toujours cette veuve de soixante ans un peu potelée que j'avais connue, appréciée et respectée de tout mon cœur. Elle portait son habituel pull de laine violet et un pantalon linéaire gris. Elle était assez petite, et l'âge n'avait pas aidé, mais elle avait toujours ses longs cheveux marron foncé qu'elle coiffait en chignon. Ses yeux, marrons comme des grains de café, n'avaient pas changé non plus : ils avaient gardé cette gentillesse avenante que les enfants admiraient tant chez elle.
Pendant que Jimmy jouait activement avec son gros chat roux, elle vint s'asseoir à côté de moi, dans un de ses vieux mais confortables fauteuils, avec une théière de métal brûlante au style marocain, dans ses longues mains fripées :
« Merci, lui dis-je, alors qu'elle remplissait ma tasse d'un thé vert encore fumant dont le goût frais de menthe pouvait être senti à un kilomètre à la ronde.
- Il n'y a pas de quoi, répondit-elle, mais tu sais, ce n'est que du thé. »
J'aurais aimé pouvoir rire comme au bon vieux temps, mais j'en étais incapable. Tant avait changé depuis, et lorsque j'avais prononcé cette phrase, je me referais à bien plus qu'une simple tasse de thé, et elle le savait. Cette femme était en train de risquer son travail, sa carrière, sa vie, pour s'assurer que Jimmy et moi puissions bénéficier de sécurité pendant quelques heures. Elle m'avait découverte à mon heure la plus sombre, alors que je scrutais du regard le bain de sang que je venais de causer, mais ça ne lui avait pas fait peur, au contraire : elle m'avait regardée comme un être vivant, quelque chose que j'étais et que mon travail m'avait souvent fait oublier. Ce genre d'altruisme est l'une des choses les plus précieuses qu'on puisse connaître dans ce monde mutilé, et Dieu sait que nous en avions besoin !
« Je ne parle pas du thé, Mme Paige. Vous pourriez avoir de gros ennuis en faisant ça. Alors, merci, du fond du cœur.
- Ne t'inquiète pas, répondit-elle avec modestie. Ennuis ou pas, je n'allais pas laisser ces brutes vous emmener toi et ton frère Dieu sait où !
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Vert, comme un uniforme militaire
AkčníLorsque la Grande-Bretagne est ébranlée par un violent coup d'état en l'an 2030, tout est chamboulé pour tout le monde, y compris pour Tessa Kaufmann. Après avoir servi dans l'armée au cours de deux conflits à l'étranger, elle pensait en avoir fini...