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Elle était plutôt jolie, malgré sa chevelure hirsute et ses taches de rousseur. Dommage que mes règles ne me permettaient pas d'engager une relation intime avec elle, j'avais bien besoin de recharger mes batteries ce jour-là. Je la remerciai relativement froidement pour son assistance, lui faisant ainsi sentir que ma reconnaissance s'arrêterait à ce « merci », marmonné à la hâte. Je n'allais pas dépenser de l'énergie en courbettes, alors qu'elle ne m'était plus d'aucune utilité. Je m'engouffrai dans ma pièce sans me retourner. Je jetai le carton sous la table de l'entrée, mon regard attiré par ce cahier dont je n'avais pas souvenir. Couché sur mon canapé-lit, que je ne prenais jamais la peine de déplier, je débutai ma lecture.

« 1er janvier 2005
J'en peux plus de ces darons qui me prennent la tête. Dans quelle langue faut leur dire que je m'en cogne de nouvel an ! Y un truc qui cloche chez moi, et j'ai pas la foi de participer à des fêtes trop débiles, genre Noël et "la Saint-Sylvestre" comme dit ma mère. »

Ces quelques lignes me ramenèrent quinze ans en arrière, quand j'étais passé de cet enfant plein de vie, au visage angélique, à un adolescent sombre, au comportement incompréhensible. Pourquoi avais-je basculé de la sorte, en seulement quelques mois ? Je poursuivis ma lecture, revivant chaque instant de cette agonie de façon trop vivide.

« 5 janvier 2005
Putain, c'est de pire en pire. Avant j'étais trop un fan du soleil, genre y a un mois, et là quand je sors j'ai l'impression qu'on me brûle les yeux au chalumeau. Et le médecin y dit quoi ? Bah t'as rien mon grand, juste des yeux sensibles. Donc je fais quoi moi ? Je vis avec ça ? J'ai 15 ans on dirait un vieux bordel ! »

Pendant plusieurs années, je ne pouvais pas sortir sans porter de lunettes de soleil. Parfois, même la lumière artificielle m'insupportait au point d'en venir aux larmes. Cette hypersensibilité visuelle s'atténua avec le temps, mais ne s'effaça point.

« 15 janvier 2005
Genre que c'est de ma faute si j'arrive pas à me lever le matin ? C'est pas moi qui décide, c'est ce foutu corps. Pis c'est pas comme si je pétais le feu, je suis super crevé tout le temps. »

À mesure que je parcourrai ce vieux journal, une idée se forma dans mon esprit, tout aussi torturé qu'il l'était quand j'avais écrit ces lignes. L'inspiration que je cherchais désespérément depuis des mois pour mon nouveau roman se trouvait tout simplement dans ma chambre d'enfant. J'attrapai mon ordinateur pour taper frénétiquement l'histoire de ma déchéance, qui commença le 6 décembre 2005.

***

Jusqu'à cette fameuse date, j'étais un enfant comme les autres, dans cette famille solide et aimante. Petit, je jouais avec les gosses du quartier, on fêtait mes anniversaires dans notre grand jardin, j'avais de très bonnes notes et ma mère rêvait de me voir devenir médecin. Jeune adolescent, je trainais avec ma bande de potes, fumant parfois une cigarette dérobée en cachette, prétendant que les jeux dans les cabanes ne m'intéressaient plus, rentrant le soir, quelques minutes après le couvre-feu en signe de rébellion, couvert de blessures superficielles de nos acrobaties à vélo. Je voulais m'orienter dans la chirurgie, pour le plus grand bonheur de ma mère. Ma rentrée en seconde fut des plus banales. Je retrouvai mes amis devant le portail, nous étions tous les quatre dans la même classe, prêts à travailler d'arrache-pied pour décrocher notre baccalauréat scientifique.

***

Je m'efforçai de décrire au mieux cette période de ma vie dans mon récit. Il m'était difficile de me souvenir de ce que j'éprouvais. Étais-je heureux ou était-ce déjà un jeu de scène où j'essayais de m'intégrer dans cette société qui n'accepte que les gens qu'elle considère comme normaux ? Ce dont je me rappelai, comme si je l'avais vécu la veille, c'était ce matin du 6 décembre 2005.

AnormalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant