Je suis accoudée à la fenêtre de la chambre dans laquelle j'ai dormi plusieurs fois et je fixe les grilles noires, en espérant qu'elles s'ouvrent alors que je sais très bien que Corelli n'arrivera pas avant une heure au moins. J'ai le coeur qui flotte doucement, et je ne cesse de ressasser cette victoire que je tiens pour l'instant du bout des doigts. Je ne veux pas me réjouir trop vite, car on ne sait jamais ce qui peut se passer, et dans ce monde tout déraille très vite. C'est surréaliste. J'ai le souvenir d'être à l'hôpital psychiatrique et d'évoquer avec mon psychiatre tout ce que j'aimerais demander à cet inconnu qui m'a tiré dessus en plein Londres. J'ai le souvenir de ma sortie de ce même hôpital, allant mieux après une dépression d'un an, avec un nouvel espoir, celui de le retrouver et de le confronter. Je me revois à l'aéroport de Londres avec mes deux valises qui contenaient toute ma vie, en route pour la Tunisie pour m'isoler de tout ça et mener à bien mon projet. Je me revois les soirs d'ennui seule dans mon appartement à Carthage, les soirs de pleurs, la fatigue, les migraines à force de rester devant mon écran, les matins où je n'arrivais même plus à taper sur mon clavier. Je me souviens de la haine, de la peine, des révélations, des doutes. De la culpabilité accablante parfois. Je me souviens du jour où j'ai réservé un vol pour la Sicile, et du jour où j'ai pris ce même avion. Tous ces souvenirs remontent comme une ode à mon succès et si j'avais eu un coupe de champagne à côté, je l'aurais levée en l'air, parce que je mérite bien ça. Ça valait le coup de toute cette attente interminable, de cette torture physique et psychologique, de la douleur, des trahisons et des disputes. Sachant ce que je ressens maintenant, ça valait le coup à cent pourcent.
Pourtant j'ai du mal à réaliser que tout est presque fini. Presque six ans de souffrances sont en train de voler en éclats, presque six ans de questionnement incessants vont bientôt prendre fin. Quand Matteo Corelli passera les grilles du domaine, j'aurais ce que je désire depuis toujours, du moins très longtemps ; mes réponses. Je vais pouvoir guérir de cette descente au enfer, et pour de bon. C'est presque ça qui est le plus dur à croire ; que le processus va se terminer, que je n'aurais plus à regarder derrière moi quand je marche dans la rue, que je n'aurais plus à surveiller constamment mes positions pour être sûre qu'il ne vienne pas m'achever. Je n'arrive pas à croire que j'ai réussi, c'est vrai, on a jamais totalement confiance en soi et en ses plans, même quand on sait que ça a de fortes chances de marcher. Je n'arrive pas à croire que j'ai réussi parce que ça semble toujours improbable qu'un plan aussi tordu aie fonctionné ; aller chercher de l'aide chez des criminels, qu'ils acceptent, que je reste en vie et que je réussisse, c'était vraiment un plan que je pensais fou. J'avais espoir, mais c'était fou, au fond. Finalement, Thaddeus avait raison... Dans la vie comme aux échecs, il faut compter sur les fous. Une porte claque derrière moi et je me retourne, surprise, pour voir le principal intéressé entrer dans la chambre et s'approcher de moi tout en gardant quand même une certaine distance.
- Marco vient de me confirmer qu'ils ont passé Rome.
Je hoche la tête et reporte mon regard sur le grilles impénétrables que j'ai franchi pour la première fois il y a dix-sept jours. Plus de deux semaines et pourtant, j'ai l'impression que c'était dans une autre vie tellement que ça semble lointain...
- Je peut sentir ta retenue, dit-il.
- Bien sûr, je réponds. Je ne veux pas me réjouir trop vite, ça se trouve c'est une nouvelle trahison.
- C'est un torrent d'optimisme qui transpire de ta personne, remarque t-il.
- Les optimistes meurent en premier.
En tournant la tête, je le vois s'adosser au mur, à quelques mètres de moi. C'est avec lui que j'ai fait affaire. C'est aussi grâce à lui que j'ai réussi à faire ça, et je ne vais pas le cacher ; même si la culpabilité est toujours présente, je sais que c'était la meilleure décision à faire. Je peut vivre avec cette culpabilité précise d'avoir fait un marché avec le pire des criminels, le monstre le plus dangereux qu'il soit, mais je n'aurais jamais pu vivre avec les questions qui me taraudent depuis si longtemps. Je n'aurais d'ailleurs jamais pu vivre non plus avec la douleur de savoir que je n'aurais jamais de réponses à ces questions. J'ai fait le choix de faire ce deal, et je préfère vivre avec cette culpabilité que de vivre sans avoir essayé, que de vivre comme j'ai vécu ces six ans.
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ULTRAVIOLENCE
RomanceViolence vit recluse à Carthage depuis trois ans, préparant le jour où elle ira à Palerme pour chercher des explications. Et ce jour est enfin venu. Thaddeus n'est pas le genre d'homme qui transpire la sécurité, la bienveillance ou l'amour. Plutôt...