Les yeux s'étaient habitués à l'obscurité dans laquelle était plongée la chambre. Avec aisance, Adam distinguait désormais les courbures sous les draps, la silhouette inclinée dans sa direction. Des épaules, en passant par la poitrine, redescendant sur la taille et remontant aux hanches, jusqu'aux jambes qui semblaient croisées. Son regard sillonnait la carrure de gauche à droite, puis de droite à gauche pour rejoindre le visage à semi-découvert. Mina dormait paisiblement et, ne sachant si le sommeil était léger ou profond, il favorisa la presque immobilité plutôt qu'un mouvement brusque qui risquait de l'enlever aux bras de Morphée. Il se redressa en s'appuyant sur l'un de ses avant-bras, remonta doucement pour apposer son dos sur la tête de lit. Il n'avait pas meilleure vue pour débusquer son smartphone qui, vraisemblablement, était dissimulé sous la couette.
Une vibration. Une deuxième. Une troisième. Distinctes, singulières, et qui ne lui étaient pas étrangères. Si la majorité des sms et appels reçus apparaissaient sous une même tonalité ou les mêmes pulsations selon l'expéditeur, il y avait une personne dont il avait changé les paramètres. Cela lui permettait ainsi de, sans même avoir à y jeter un oeil, savoir de qui il s'agissait.
La mâchoire s'était crispée, les muscles tendus démontrant une fébrilité peinée à être réfrénée. Il était légitime à se mettre dans tous ces états pour des vibrations qui, à chaque fois qu'elles faisaient écho, n'annonçaient rien de bon. Adam se mordait la lèvre inférieure, les sourcils froncés, marquant davantage les traits d'une figure préoccupée. Une quatrième notification. Une cinquième. Mina, toujours là, roupillant si intensément qu'il se laissa porter par l'empressement. L'une de ses mains attrapa la couette qu'il souleva hâtivement. Il lorgna le matelas à découvert, inspira en constatant que son téléphone était coincé sous la taille de la jeune femme. Il libéra l'air de ses poumons dans un soupir plaintif.
— Sérieusement, elle ne sent pas que ça vibre... ?
Approchant l'une de ses mains, c'était du bout des doigts qu'il entoura l'objet, le serrant entre son index et son majeur afin de le faire glisser. Il regardait Mina, prêt à devoir se justifier si jamais elle ouvrait un oeil déphasé, ou même pire, deux yeux lucides. Elle n'eut aucune réaction. Perplexe, il vint placer le revers de sa paume près des narines de l'inerte, pouvant ainsi jauger sa respiration - s'il y en avait une. Il n'était jamais trop prudent.
— Vivante. Rassurant.
Le précieux devant ses bourgeons attentifs, il constatait avec agacement le nombre de messages et d'appels manqués. D'un geste, il balaya la surcharge de notifications occupant tout l'écran, puis composa le numéro pour consulter son répondeur. Au total, il y avait cinq enregistrements à écouter. Le premier était relatif au travail mais, compte tenu qu'il avait le droit à sa journée de repos, il l'archiva tout en sachant que la nature de l'appel ne demandait pas à faire preuve d'urgence. Les quatre autres messages étaient ceux auxquels il portait un certain intérêt.Message vocal du 5 février, à 11h53
Réponds, s'il te plaît. Me dis pas que tu dors encore ? Rappelle-moi quand tu auras ce message.Message vocal du 5 février, à 11h55
Ça va ? C'est pas normal. Ton téléphone sonne, il est pas éteint, tu dors pas. T'es là. Pourquoi tu m'ignores ? T'es chiant.Message vocal du 5 février, à 11h59
Putain t'es lourd, je t'envoie des SMS et c'est écrit que tu les as reçu. Arrête de m'ignorer, ça va pas me faire changer d'avis. T'es vraiment con. Réponds au lieu de faire comme si t'étais occupé.Message vocal du 5 février, à 12h04
Vas-y, puisque tu veux pas répondre, on va faire autrement. Je ramène la paperasse qui encombre ma boîte aux lettres, et on en parle. Parler, tu connais ? Je suis à côté de Moody's Bakery. J'arrive.À peine eut-il le temps d'assimiler les informations que la porte de sa chambre s'ouvrit dans un tintamarre tapageur et assourdissant. Mêlé au bruit du bois qui vint taper contre l'un des meubles ornant la pièce - Adam n'était pas très méticuleux en termes de décoration d'intérieur et, l'un de ses tiroirs avait été placé trop près de la porte ; le timbre féminin, intransigeant et abrupt, perça la quiétude. Vainement, l'homme s'était figé dans un geste quémandant le calme, l'index face à sa bouche.
— Ha ! Téléphone en main, mais ça ne prend même pas la peine de me répondre ? À moi ?
Adam, exaspéré, ferma les paupières sans piper mot. Mina avait beau avoir le sommeil imperturbable, la remontrance ne manqua pas à la tirer de son accalmie dans un sursaut inconscient. Se retournant sur elle-même et plongeant son visage sous la couette, elle laissa échapper un gémissement pleurard, marmonna quelque chose qu'elle seule pouvait saisir. Elle était à demi-éveillée, la somnolence à deux doigts de la ramener au pays des rêveries et cauchemars apprivoisés, et n'avait pas conscience de la situation dans laquelle elle était. La jeune femme à l'entrée avait arqué un sourcil interrogateur, dans un dédain et un mépris qu'on lui connaissait. On ne savait pas si c'était une facette, une parmi les nombreuses façonnées, ou si, vraiment, ses traits actuels correspondaient aux sentiments qui s'étaient créés lorsqu'elle avait réalisé qu'Adam n'était pas seul. Ce dernier posa pied à terre, toujours silencieux. Il jeta une œillade à Mina avant de s'avancer vers la porte.
— Tu m'expl-
— Dehors, grommela-t-il dans un chuchotis agacé.
— Non, c'est qui cette p-
— De-hors.
À cran, il attrapa la jeune femme par les épaules et la fit reculer dans le couloir de l'étage, jusqu'à la ramener au rez-de-chaussée. Il la fusilla du regard, prit un verre dans la cuisine et se servit un grand verre d'eau. Il avait besoin de calmer ses esprits. De ne pas s'emporter. Face à elle, il devait systématiquement faire preuve de patience, même si elle en avait épuisé le stock. Il reposa son verre sur le bar séparant le salon de la cuisine.
— Va falloir remettre les points sur les i, les barres sur les t. Tu ne peux pas débarquer comme bon te semble, Ariane.
Adam et Ariane Lehnsher. Ils étaient connus pour leurs disparités, leurs traits de caractère opposés. Pourtant, les dires affirmaient que l'un n'allait pas sans l'autre. L'homme n'était plus de cet avis, et ne tardait pas à le souligner.
— Je t'avais demandé de me rendre le double des clés.
Aucune attache dans la voix, pas l'ombre d'une affection, d'une amitié ou d'un quelconque amour. Et de l'amour, ils en avaient eu, l'un pour l'autre. C'était il y a longtemps, peut-être trop longtemps pour que lui puisse se souvenir des sensations qu'elle avait pu lui apporter, pour qu'il puisse se remémorer les belles auras qu'elle émanait. Petit à petit dans leur relation, elle s'était effritée. Elle, Ari. Lui aussi, dans une moindre mesure. Ou simplement ne l'avait-il pas remarqué. Ils avaient mûri différemment, avaient pris des sentiers qui jamais ne s'étaient à nouveau croisés. Ils avaient néanmoins continué, à traîner des pieds chacun de leur côté, dans la perspective et l'assurance infime de tomber l'un sur l'autre, de se retrouver. Ariane fit quelques pas pour avancer vers lui, faisant tournoyer les clés autour de son index. De son sac à main, elle prit une enveloppe qu'elle mit sur le bar.
— C'est qui, la nana ?
Adam laissa tomber sa tête en arrière, regardant le plafond. Il expira avant de planter ses yeux dans les siens, le fond des abysses dépeint d'une indifférence exaspérée.
— Ça ne te regarde pas.
— Bien sûr que si, ça me regarde ! Elle dort dans mon lit, dans mes draps, avec mon mari, fit-elle remarquer en tapant la surface avec sa paume.
— Rectification : elle dort dans ton ancien lit, tes anciens draps et ton presque ancien mari. Tu n'es plus chez toi, ici, dit-il pour fortifier sa prise de position. Et fais moins de bruit, y en a une qui aimerait dormir.
Elle bouillonnait, Ari, la paume se resserrant sur elle-même, les ongles chatouillant rudement l'épiderme. Elle ne savait pas qui était la jeune femme à l'étage, et Adam ne voulait rien lui dire. Elle ne savait pas comment ils en étaient arrivés-là, n'avait jamais compris pourquoi ils ne pouvaient pas être heureux comme ils l'avaient été auparavant. Ari, elle était fébrile. Énervée, car elle ne comprenait tout simplement pas ce qu'il s'était passé. L'amour pouvait-il s'essouffler, s'envoler et disparaître du jour au lendemain ?
— C'est qui ?
— Rien qui te concerne.
— C'est qui ?
— Écoute, je n'ai pas de compte à te re-
Il fut interrompu par les esclandres de la jeune femme. Par des réprimandes, par des reproches, par un déversement de blâmes, l'effervescence tangible. Il ne pouvait plus en placer une, tentait vainement. Surtout pour lui dire de baisser d'un ton. Le résultat n'était pas celui escompté. Il voulut hausser la voix quand un chuintement provenant des escaliers étouffa le dialogue. Mina appuyait l'une de ses épaules contre le mur, examinait les circonstances dans un mutisme qu'elle se résolut à rompre.
— Je vous en prie, continuez. Je suis simplement descendue parce que je n'entendais pas bien la discussion. Vous parlez assez fort pour que je sache que vous parlez, pas assez pour comprendre ce qu'il se passe.
Elle descendit les marches qui la menèrent directement dans le salon, se dirigea vers Adam sans lâcher l'inconnue de ses billes colorées de jugement. Empoignant le verre qui avait déjà servi, elle le remplit à nouveau d'eau. Pour elle, pas pour lui.
— Et vous, vous êtes qui ?
— Ariane Lehnsher. Sa femme.
Le sourire vint fendre le visage de Mina. Elle hocha la tête, avala une gorgée de sa boisson avant de se tourner vers Adam.
— Est-ce qu'elle peut partir ? Il faut qu'on parle, toi et moi. En privé.
On ne savait pas si elle tentait de le sauver d'un moment dont il ne pouvait s'échapper et qui pouvait s'éterniser pendant encore une poignée d'heures si on ne venait pas planter le bout d'un couteau dans la situation prête à exploser, ou si elle faisait ça pour elle. Néanmoins, Adam ne semblait pas ravi de voir son épouse, presque ex-femme, et Mina avait cru bon d'agir comme si l'autre n'était pas là. Comme si elle n'était pas dans la pièce, Ari frémissant à chaque fois qu'elle énonçait un mot, à chaque fois qu'elle inspirait et expirait le même air. Elle ne lui était d'aucune utilité. Elle ne souhaitait pas connaître Ariane. Si Mina était là, c'était seulement pour Adam. Pour Adam, et ce qu'il avait à lui procurer : des souvenirs enlevés. L'épouse Lehnsher voulut répliquer, mais Adam prit les devants, fut plus rapide et la coupa dans son élan en lui sommant de s'en aller. Qu'il viendrait la voir plus tard, s'il en avait le temps. Si ce n'était pas ce jour-ci, ce serait le lendemain.
— Tu mens. Je sais très bien que tu ne viendras pas. Tu as toujours mieux à faire. Mieux à faire, au boulot. Mieux à faire, avec cette... trancha-t-elle, laissant en suspens le temps d'un instant la fin de sa phrase afin de peser ses mots. Avec cette racoleuse.
Elle l'avait jaugé de haut en bas et de bas en haut, une répulsion sur les traits, jusque dans les yeux assombris par une aversion que Mina ne pensait pas mériter. Cette dernière se redressa, enroula l'un de ses bras autour d'Adam et posa sa tête contre son bras. Lui, baissa le menton vers elle dans une interrogation qu'il ne manqua pas de dessiner sur sa trogne. Il avait, instinctivement, tendu ses muscles dans la surprise de la voir agir ainsi.
— La racoleuse aimerait que tu partes, parce qu'elle a à faire avec ton mari qui ne veut plus être ton mari, dit-elle avec une certitude qui lui servait de riposte.
— Mina... murmura Adam, ayant pour intention de calmer l'échange.
— Mina ?
— Ce n'est pas une racoleuse, Ari, se résolut-il à déclarer.
Il s'extirpa complètement de son silence. Enroula lui aussi son bras autour de la jeune femme, couvrant ses épaules comme pour la protéger. Ariane se décomposa. Intérieurement, il jubilait. Peut-être qu'on pouvait en distinguer des bribes dans son expression qui n'était pas aussi imperméable. Il toisait son épouse, tentant de déterrer ce qu'elle avait en tête, ce qu'elle pensait à ce moment précis, à cet instant présent lorsqu'elle avait entendu le prénom de Mina.
— Et elle, au moins, ne me vole pas de l'argent en douce. Si tu vois de qui je veux parler.
— Mina ?
Et elle rit, Ari. Et ce fut comme une évidence, comme un mauvais cauchemar revenu sur ses deux pattes, revenu sur Harsburdow comme si de rien n'était. Comme si elle pouvait se permettre de chambouler des vies, encore. Morrigan et leurs gueules d'ange qui dissimulaient des pêchés, délits et crimes inavoués. Elle l'analysait, de ses cheveux à ses pupilles, à l'arête de son nez, parcourait d'une œillade appuyée le faciès qu'elle avait connu quand elle était plus jeune, et qu'elle aurait souhaité ne jamais connaître. Et il y avait son fin sourire dessiné aux lippes de Mina, qu'Ari rêvait de lui enlever.
— Si c'est pas une racoleuse, c'est certainement une criminelle, hein Mina ? Hein, tu te souviens ?
— Mais qu'est-ce que tu ra-, rétorqua Mina, l'air naïf, crédule, de suite coupée par l'intonation autoritaire d'Adam.
— Dégage.
Il tapa du poing sur la table. Ni une, ni deux, il avait fait le tour du bar et se trouvait désormais près d'Ari, dont il saisit le poignet pour en attraper les clés qu'elle avait gardées. Il les jeta sur le canapé. Il ne mesurait pas la force de sa poigne, l'entraîna derrière lui en s'emparant de l'enveloppe qu'elle avait déposé plus tôt avant d'aller vers la porte d'entrée. Ari se débattait tant bien que mal, lui ordonnant de la lâcher. Voyant qu'il n'en ferait rien et qu'il ne l'écoutait pas, qu'il avait déjà l'autre main sur la poignée et qu'il s'apprêtait à se débarrasser d'elle, elle porta un dernier coup de massue à celle qu'elle avait, d'aussi loin qu'elle se remémorait, toujours détesté.
— C'est vrai, non ? Une criminelle, comme ses parents !
Il les jeta dehors.
Ari, son enveloppe et sa rancune presque fondée.
VOUS LISEZ
That Quirky Thing Called Love
RomantikPetite bourgade où étaient nichés des souvenirs oubliés, Harsburdow foulée par des petons hésitants. Mina Breevort est arrivée il y a à peine vingt-quatre heures, et déjà son derrière est posée sur sa valise en l'attente du bus de la première heure...