Chapitre 1-1

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CHAPITRE 1 : POUR NULLE PART

Avertissement 1 : Le paragraphe qui suit est un avertissement comportant des CW/TW. Si vous ne voulez rien savoir du contenu sensible de cet extrait ni même du principe de TW, l'autrice vous recommande de passer directement à la lecture du chapitre et vous souhaite de passer un agréable moment !

Avertissement 2 : CW/TW anxiété, dépression, hospitalisation, médicaments, mort, phobie sociale, psychiatrie, suicide, transphobie, violences médicales.

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De tout son cerveau embourbé dans la dépression, Stanley Ellington avait souhaité mourir. L'été de ses vingt-quatre ans, il faillit bien y arriver. Coup de chance ou de malchance, son instinct de survie ressurgit pour un quart d'heure et Stanley envoya un signal de détresse à sa psychologue. Il écrivit le message, il le laissa truffé de fautes, l'esprit trop embrumé pour se relire, et il l'expédia à vingt-deux heures trente-sept, une heure bien assez tardive pour susciter l'inquiétude – pas la panique, non, il n'y avait guère que les malades pour paniquer.

Ses doigts avaient tapé et envoyé le courriel à sa psy sans qu'il puisse les arrêter, et les pompiers étaient arrivés. Ils avaient frappé sa porte à grands coups alors qu'il déversait la totalité de son dîner dans la cuvette des toilettes. Il leur avait ouvert, tenant son pantalon de pyjama qui glissait sur ses hanches trop étroites et le creux qui lui faisait office de ventre. Il les avait dévisagés, tout tremblant d'angoisse et de honte, au bord des larmes, et c'est à peine s'il avait entendu cette voix intérieure qui lui criait de verrouiller la porte parce que ces hommes allaient l'enfermer. La crainte qui l'avait harcelé pendant dix ans allait devenir réalité. On allait l'enfermer. On en ferait un phénomène de foire. On le traumatiserait plus encore qu'il ne l'était déjà. On allait le traîner dans l'ambulance et l'assommer d'autres médicaments. On allait l'enfermer et on ferait de lui ce que l'on voudrait. Il ne serait plus personne. Il toucherait le fond et le sable l'ensevelirait, et chaque grain se déshabillerait de sa pellicule grise, et découvrirait une bille de plomb.

Il avait regardé les trois hommes qui le fixaient. Leurs émotions s'étaient écrasées contre les siennes, s'étaient mélangées sous sa peau et son crâne. Stanley avait éprouvé leur fatigue, leur empressement et, sans doute, leur agacement, à moins qu'il ne l'ait imaginé, car son don d'empathe, mal maîtrisé, ajoutait à la confusion qui régnait là où siégeaient ses émotions. Elles l'envahissaient, et celles des autres s'enroulaient en une boule de douleur qui écrasait son diaphragme.

Et il s'était mis à pleurer pour de bon, incapable d'articuler une phrase, avant de passer les quatre années suivantes à attendre. Il avait attendu le traitement, puis la sortie, puis le nouveau traitement, puis la sortie suivante. Il avait attendu en se laissant mourir tout doucement, puisqu'il était impossible d'écourter son agonie. Mais on le surveillait, Stanley. On veillait à ce qu'il prenne son traitement. On veillait à ce qu'il voie régulièrement son psychiatre. On voulait qu'il reste en vie, comme tout le monde. Les gens restaient en vie, et les adultes responsables ne le laisseraient pas déroger à la règle.

Stanley Ellington refusait que l'histoire continue. Il aurait même aimé qu'elle ne commence jamais. Il avait opté pour une solution provisoire, qu'il ferait durer autant que faire se pouvait : l'immobilité. Il restait assis face à la fenêtre verrouillée de sa chambre d'hôpital, sans s'appuyer contre le rebord, bien sûr, et contemplait ce bout de dehors qu'il connaissait dans tous les détails : ces voitures qu'il était capable d'attribuer à chacun-e des membres du personnel soignant, les pièces de verdure qui formaient des rectangles imparfaits dans le goudron, et les collines qui se montraient, au loin, derrière les particules grises de pollution urbaine. Ces collines, il avait longtemps désiré les avaler, les absorber, aussi absurde que cela puisse paraître, aussi irrationnel que c'était en réalité. Cela lui arrivait souvent face à un paysage sublime qui lui donnait envie d'en emporter un bout avec lui, dans son cœur, simplement pour se rendre heureux, et le rester jusqu'à ce qu'il rejoigne l'atmosphère statique de son appartement, son cocon protecteur et anxiogène. Stanley ne sortirait ni ne bougerait plus. Il ne suivrait pas la locomotive emballée de la vie. Il la laisserait le semer et ferait en sorte de ne jamais la rattraper. Peut-être cela serait-il plus facile que le suicide.

LES HURLEMENTS NOYÉS [Extrait]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant