1. Enfin, des nouvelles de toi.

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"Vous avez acheté un livre d'occasion. Vous rentrez à la maison, le feuilletez. Quelque chose vous dérange, que vous n'aviez pas remarqué à l'achat : le livre est annoté partout, des notes très intimes. En page de garde, d'ailleurs, un nom et un numéro de téléphone, en anglais. Vous comprenez alors que ce livre n'a rien à faire avec vous, qu'il s'est égaré sans aucun doute et qu'il doit manquer à son propriétaire. Vous composez le numéro." (Josiane Augis, "Atelier d'écriture 3", Edition J.A. Création) -> exercice à chute.

Ma suite : 

Un homme à la voix brisée par la vieillesse finit par répondre. Au bout du fil, son « allo » est fatigué mais ne manque pas de conviction. Il semble heureux d'entendre une voix nouvelle. Je lui explique qui je suis, la raison de mon appel et chaque mot lui tire un nouveau soupir. Il ne dit plus rien, comme si tout l'air avait quitté ses poumons. Il semble déçu aussi, plus encore qu'il n'était heureux. Il finit par se présenter. Il s'appelle Paul, il a 70 ans et surtout, avant de m'en dire plus, il me demande si je ne lui raconte pas tout ça pour lui vendre un aspirateur, lui faire gagner un voyage ou lui proposer une séance de voyance. Pendant ce temps, je l'imagine : plus aussi grand qu'avant mais encore costaud, des cheveux blancs, peut-être blonds autrefois. Des yeux vifs, des mouvements lents et la mémoire loin d'être défaillante. Après avoir répondu à ses questions par la négative, il lâche à nouveau un soupir. Un soupir à faire tourbillonner les feuilles mortes sous le chêne de son jardin. Oui, je l'imagine bien avec un jardin, petit et entretenu, orné d'un grand et vieux chêne. Un arbre à son image, qui ne se déracine pas malgré les épreuves du temps, le temps qui passe et le temps qu'il fait. 

A la fin de son soupir, un prénom, 5 lettres, deux voyelles : Agnès. L'amour de ma vie me dit-il. L'amour de cette vie et de toutes les suivantes. Je me fais la réflexion qu'il ressemble un peu à mon fils, le seul homme de la famille : caractériel mais romantique, boudeur mais sensible. Et puis c'est le prénom Agnès qui me frappe, sans douleur.

Il me rappelle vite et gentiment à l'ordre. Si je veux qu'il me raconte son histoire, je ferais mieux d'écouter.

- Mais avant, êtes-vous journaliste ?

- Non, je ne suis pas journaliste et je vous écoute attentivement... Paul. Puis-je vous appeler Paul ?

- Vous m'avez déjà appelé alors je ne vais pas vous arrêter en si bon chemin. Donc, je disais... Agnès...

Pendant une heure, il me raconta cet amour de vacances, avec une jolie Française en vacances à l'accent chantant, à la peau de porcelaine, aux yeux d'émeraude. Ce n'était pas une princesse mais elle aurait pu l'être, me précise-t-il. Ils s'étaient aimé « sur une étoile ou sur un oreiller » me chante-t-il. Je le sens traverser le temps, se perdre dans ses pensées, je l'imagine sourire et je l'entends verser des larmes. Il m'explique que ce n'était pas une femme comme les autres, elle était toutes les femmes à la fois, celles qu'on admire, qu'on aime, celles dont on ose pas rêver et même celles que l'on hait. Elle était vivante, pas juste en vie, comme immortelle. Elle aimait danser, séduire et lire. Elle aimait la glace à la fraise et l'odeur de lavande. Elle avait peur du noir et préférait être dans la lumière.

Un jour, il lui donna ce livre que j'avais découvert dans la petite librairie du coin de ma rue, à la pancarte violette et au carillon en bronze. Elle l'accepta. A condition qu'il le lise avant. Il l'avait fait et même plus. Paul avait griffonné avec amour chaque marge. Il avait réécrit une histoire dans l'histoire, des mots au milieu des mots, laissé la date, son nom et son numéro. La fameuse Agnès récupéra le roman annoté et puis ne revint jamais.

« Je l'ai cherchée » m'affirme cet homme attachant au téléphone. « Jour, nuit et même entre le jour et la nuit. Je n'ai jamais compris. J'ai parcouru la France, la Provence et les vendeurs de glace à la fraise. Elle ne m'a jamais appelé. Alors j'ai recommencé ma vie, là ou la parenthèse enchantée avait commencé. J'ai fermé la parenthèse et attendu le point final. Et aujourd'hui mademoiselle, nous voilà tous les deux, à courir après des points de suspension. »

Au téléphone, une heure de plus a filé mais ça m'importait peu. Pendant cette heure, malgré moi, j'ai tenté de trouver des réponses à ses questions. J'ai tenté de réparer un cœur brisé depuis 45 ans, ou au moins, d'en ramasser les morceaux qui tombaient par bribes dans le combiné.

C'est peut-être fou. Mais j'avais l'impression de toucher du bout des doigts ce qu'on nomme la vérité. A tort. Chacun a la sienne. Mais la mienne serait peut-être aussi la sienne. Cette fois-ci, c'est moi qui ai poussé un soupir.

« Eh bien, cette histoire vous fait tant d'effet ? » me demande-t-il. « Encore un peu et vous faisiez tourbillonner les feuilles mortes de mon jardin.

- Quel était son nom ?

- Elle s'appelait Agnès. Dis donc, c'est plutôt moi qui ai l'âge de perdre la mémoire, pas vous.

- Et son nom de famille ?

- Delcourt, pourquoi ? Vous êtes bien curieuse.

- Et vous dites que ça fait 45 ans ?

- Oui, vous commencez à m'inquiéter. Vous êtes sûre que vous n'êtes pas journaliste ?

- Je ne suis pas journaliste.

Mais je pense que je suis votre fille.

- ... Et vous aimez la glace à la fraise ?

- Encore plus maintenant.... Il serait temps qu'elle dise ce qu'elle en a pensé de votre livre, vous ne croyez pas ?

- Ce n'est pas peu dire. C'est moi qui l'ai écrit, pour elle. »

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⏰ Dernière mise à jour : May 07, 2021 ⏰

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