Absalon, Absalon ! William Faulkner, 1936

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Quelque chose ne va pas dans (ce) Faulkner, et cette critique s'efforcera, sans le savoir d'avance, d'exprimer ce dont il s'agit.

On ne peut pas reprocher à un roman, je pense, la singulière littérarité qui en fait une œuvre, c'est-à-dire une pièce d'art, au style distinct et ouvragé, élaborée : c'est un livre d'auteur véritable et original, que caractérise une fluence particulière et reconnaissable, un pléthorisme plutôt mathématique de la syntaxe, où les incises variées se juxtaposent sans souci de priorité thématique, où surabondent des détails de circonstances, où des développements de théorème s'encastrent selon des lois pratiques de comptables, où le travail des insertions et encastrements implique un calcul de binarités, où la complémentation de phrase devient une habitude qui tend à soustraire la simplicité de la beauté, où les inclusions, intégrations et accumulations servent un goût d'allongement où la loquacité presque complaisante frôle la verbosité superflue. Toutes ces exacerbations, chez le lecteur philologue, créent perplexité et soupçon, car elles confinent au déploiement d'épate, au point qu'il n'est pas douteux que l'auteur lui-même se soit contraint à reporter, ici ou là, comme une retenue, la proposition principale. Ces périodes arrêtées, dont la fixation traduit comme un arbitraire de pseudo-audace et de caractérisation, bien qu'assez fines pour ne jamais confiner à l'asphyxie (si Faulkner à un génie, c'est celui de la dose-limite ; il a la science de la posologie où le lecteur s'estime instruit et élevé de sa patience sans pour autant se trouver épuisé de multiplications circonstancielles – c'est très malin, cette façon d'aller à la rencontre d'un public de culture qui ne soit pas encore un public de niche, pas aussi rare), constituent, par le dessin de leurs arabesques et la densité qu'elles suggèrent, pour le lecteur un additif typique à la sensation de profondeur, et pour l'auteur sans doute un repère idéal de haut style. Or, c'est également, comme tout effet qu'un écrivain a trouvé et dont il ne se sépare plus, une sorte de tic ou de méthode, un procédé traduisant une image personnelle à rendre (peut-être l'image de sagesse que confère la réalisation d'une certaine complication vaine) ou un système déterminé à ne pas déroger (c'est une expérience commune, quand on s'est reconnu une patte en des figures récurrentes, de craindre d'en changer et d'attribuer le principal de sa confiance à la perpétuation de procédés identiques) plutôt qu'un moyen de vérité ou de transmission, et ce mécanisme de complémentation figure en maints endroits une technique manifestement inutile et probablement forcée, sans autre apport qu'un maniérisme et qu'une démonstration, et même une entrave au message, trop ostentatoire, un leurre peut-être, une illusion de bravoure en ce que ces amples rebonds, ces phrases perpétuellement relancées, renvoient un peu facilement à une représentation de profondeur comme les euphuismes de Shakespeare, confortant l'auteur lui-même, que je soupçonne d'avoir été au moins aussi finaud que fin, dans une posture d'artiste novateur, tandis qu'à bien y regarder ces longues prothèses syntaxiques, qui ne sont pas si ardues à produire et nécessitent plus de science et de patience que de sensibilité et de poésie, ne servent guère au sens, sinon, d'artifice ou d'autorité, en induisant une sensation d'épanchement intarissable, un sentiment d'irrépressible humanité, une conception de ductilité fatidique de la parole, sans parler de la théorie absolument fausse d'une transcription de l'oralité, théorie que, dans notre monde d'universitariens artificiels et appesantis, il est impossible qu'un microcosme aussi savant qu'artificieux n'ait pas reconnue. Il est d'usage, particulièrement chez les auteurs que des usages ont salués et installés dans le respect inconditionnel de la postérité, parmi ceux où l'on traque les valeurs bien davantage que la réalité des vices et des vertus, de confondre le haut style avec une syntaxe simplement allongée, de fabriquer de la profondeur spirituelle sur un fonds d'emphases et d'hypotaxes, d'indissocier définitivement l'envol supposé des pensées avec les excès de l'expression – où le génie ne devrait pas nécessairement appartenir à celui qui épate et qui enfle, à mon avis, mais je ne veux, à ce stade de mon article, rien présumer de Faulkner lui-même. Seulement, je remarque que l'indéniable méticulosité de son style et de son vocabulaire, qualité irréfragable de l'écrivain qui compose et élabore, s'accompagne malgré tout de superfétations caractérisées qui ne semblent souvent servir qu'à marquer l'idiosyncrasie à la façon des impressionnistes ou des pointillistes, qu'à insister sur la singularité à la façon des nouveaux-romanciers, qu'à induire l'idée d'une rupture à la façon des conceptualistes, mais sans nets apports expressifs ou spirituels – comme on trouva moderne et opportun de procéder dès la fin du XIXe siècle et en tous arts après avoir constaté les triomphes de la publicité dans une florissante et superficielle société de consommation où lançage et tapage attiraient bien plus l'attention que la qualité et l'effort. Et, en l'occurrence, j'affirme qu'il n'est pas vraisemblable qu'un esprit ait développé le style de ce Faulkner à l'imitation d'un sentiment intime et d'une nécessité impérieuse, il s'y mêle trop de factice, d'abruption, d'incohérence, d'inconséquence, en un mot appliqué ici à l'esprit de « solution de continuité », en décalage avec les ressorts (psycho)logiques de l'imagination et du langage, et que d'ailleurs c'est régulièrement qu'on peut percevoir, examiner et démontrer la façon dont l'écrivain, arrivant au bout de son période mental, s'efforce d'y adjoindre par contrainte une multitude de propositions circonstancielles sans qu'elles y apportent plus, à cet endroit d'essoufflement précis, qu'une parure relative et qu'une unifiante référence – comme, disais-je, une tentative de style qui aurait finalement bien pris, stratagème d'entre-deux ou d'après-guerre valorisé par une époque entichée de mode et dont le clinquant relatif faisait les engouements et les succès populaires ou critiques – ; Faulkner me paraît en cela aussi un poseur, « aussi » c'est-à-dire : sans exclusion de talent.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant