Conte 1 : Les Masques

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 Il était une fois un royaume obscur, dans une sombre terre, entourée d'abysses profondes et de pics féroces. Sur ces terres régnait une Cour impitoyable, où les complots régnaient et où le meurtre était monnaie d'échange. Elle était peuplée de seigneurs masqués de toutes sortes, tous au cœur mauvais et à l'esprit corrompu par le vice. Tous serpents, aucun n'était digne de confiance et tous savaient où et quand se placer entre eux. Au-dessus, trônait un roi, vieux, aveugle et cruel. Son visage était orné d'un masque d'or terni, aux allures de chêne décomposé, aux ramifications tortueuses et horribles. Il dirigeait sa terre d'une main d'acier, rongée par l'acide venin de ses serviteurs. Nul ne faisait obstruction à sa volonté, mais chacun des courtisans dans son dos vouté tirait à ses occultes affaires les consignes de leur maître. La contrée était plongée dans un crépuscule éternelle, rouge de sang, noire d'âme.

  Les habitants de celle-ci n'avait de choix que le dur labeur de la terre ou la courte et sanglante carrière de soldats. Ceux-ci parcouraient les provinces en longues colonnes dans lesquelles brillaient de funestes flammes, corbeaux ardents, tandis que les autres restaient leur vie durant à bêcher une terre noire et ingrate, prisonniers de leur besogne. Cette armée dévastait les villages dans lesquels elle passait, ne laissant qu'une longue traînée sanguinolente, déchirant les terres des seconds.

 Ainsi allait la contrée obscure. Les crépuscules succédaient au crépuscule dans un cortège macabre, sans que ni nuits de cauchemars reposants, ni journées de fièvre délirantes n'interrompent ce monotone vice.

 Il y avait dans cette Cour un ministre, sombre corbeau à la robe grise, tâchée et putride, et au masque d'un blanc cassé, terni par le temps et l'usage, plaqué d'argent aveugle, au nez épais.

  Il était la voix du roi à la Cour. Son emprise était celle du roi à la Cour. Il y faisait régner sa volonté. Un soir, tandis que les salons étaient remplis de courtisans, masqués de brumes acres et pestilentielles, il organisa une grande mascarade où il invita tous ces loups-là. Durant une semaine, les mascarons dansèrent, médirent s'adonnèrent à tous les plaisirs au son des violons aux cordes usées et des frissons de soie cramoisie dans un rythme intenable. Dans chaque masque, se reflétaient à travers les ornements passés d'or et argent les vapeurs des corps entassés. Toute cette troupe était autant enchevêtré que l'oeil voyait un amas mouvant, ondoyant seulement. L'odeur était indescriptible et on eut dit que l'enfer même était à l'intérieur de la Cour tant la chaleur vicieuse était grande.

 Les yeux du ministre brillèrent de joie bestiale face à son oeuvre. Nul n'avait plus de pouvoir que lui, il en oubliait le Roi et le Prince. Son influence avait été prouvée de nouveau et il en était heureux, il savait tous ces courtisans sous sa coupe, complotant pour le détruire.

 Quand cette horreur fut achevée, dans un paroxysme de débauches sombres et ardentes, l'auteur fut retrouvé pendu, étripé, le masque fendu, baignant dans son propre liquide corporel. Il avait été égorgé dans le chaos de son propre bal par la foule de ses propres invités. Chacun portait sur son masque une tache rouge, tachant l'or déjà terni, l'obsidienne mat, à la manière d'une cocarde sanglante. Le vieux Roi ne s'en émut pas et nulle enquête fut menée. La monotonie reprit son cours.

 Un jour, cependant, le roi mourut. Tous s'en émurent devant chacun, mais nul ne le regretta. Il avait régné comme il était mort, dans l'ombre, son masque flottant dans les recoins les plus sombres, jamais à la lumière. Son fils unique prit sa suite, après une période de deuil hypocrite, où chacun attendait ce qui allait arriver. Celui-ci était un jeune prince éduqué dans la Cour glauque de son père, un jeune homme impérieux et sévère. Aussi implacable que son père, il se distinguait néanmoins par une austérité noire. Il était vêtu de noires soies et d'un masque d'opale, aussi épuré que celui de son père était tordu. Nulle ne pouvait savoir ce qu'il pensait, aucune émotion ne transparaissait de ses yeux blancs.

 Il avait planifié ce moment avec attention depuis son plus jeune âge. Le Prince ne connaissait le monde qu'à travers le kaléidoscope absurde, grotesque, de rouge et de gris de cette Cour. Et cela le révulsait. Il ne supportait plus cet orange famélique qui teintait tant de mascaron, symbole de ce crépuscule n'en finissant plus, qui se permettait tout et qui tuait tout. A sa façon, il aimait la vie, une vie droite et sans encombre, une vie dirigée, une vie imposée.

 Au bout de quelques mois, le royaume crépusculaire sombra alors dans une nuit profonde. Le Prince Noir établit sur son empire une emprise totale. Alors que les seigneurs se fondaient dans leurs intrigues, le nouveau souverain veilla à ce que chacun se méfie de l'autre. La méfiance devint crainte. La crainte devint peur, et cette peur servait le nouveau roi. Dans chaque salon, on se regardait dans le noir des yeux, veillant à son gain, à sa vie. Les masques, hier chauds de stupre, devinrent froid de méprise et peur : les ornements se flétrirent dans l'avarice, alors qu'avant ils s'épanouissait dans la vengeance, ils devinrent tous d'un opale irisé d'horreur et d'effroi. La liberté qui était le maître mot de la Cour d'antan, une liberté aveugle à la manière de son roi, disparut, remplacée par une sécurité intransigeante.

 Ainsi apparurent les Masques blancs. Ils étaient les mains du roi dans ses terres. Le royaume, ils sillonaient de long en large, apparaissant partout, n'étant nulle part. Quand on se retournait, un masque livide était là, regardant, scrutant.

 Ainsi, des courtisans disparaissaient. Un jour, un grand prince, issu d'une longue lignée, qui avait partagé son enfance avec le Prince, alors qu'il se rendait à la Cour, dans son carrose de pourpre roulant à travers la boue de la ville, écrasant les pavés crottés, disparut. Des pauvres herres l'avaient vu descendre de son carrosse et s'engager dans une rue, froide et peu illuminée. Ils ne retrouvèrent derrière lui que son masque, aux yeux ronds, et à la bouche fine, roulant par terre. Ils s'enfuirent à cette vue abjecte. Un Masque l'avait suivi. Il était sorti de derrière son carrosse.

 Les mascarons qui étaient si puissants, ne pouvaient rivaliser avec cette ubiquité, provenant de partout, des tréfonds de leurs âmes. Les Masques blancs, fantôme de noir vêtu, et leur maître, le Roi, n'avaient de cesse d'instiller la peur, l'effroi de la Mort.

 Nul ne savait effectivement où allait les disparus, dont on ne retrouvait que le masque, fracturé, roulant sur le sol. Seul le Roi, du haut de son trône, le savait et il en était heureux : pour la première fois, le royaume était en paix, nulle colonne ne décimait les champs de sarrazin, s'épanouissant sous le soleil noir et la lune froide, et les courtisans ne s'entretuaient plus. Son masque de nacre aux traits si épurés reflétaient cette harmonie qu'il avait réussi à instaurer et dont il pouvait désormais gouté les fruits, ainsi que ceux des Masques blancs.

 Le grand prince se retrouva seul dans une salle de pierre, une crypte, se demandant où il était et pourquoi, et comment, se demandant ce qu'on allait faire de lui enfin. Quand il ouvrit les yeux, il vit ces trous noirs, entourés de carton blanc, aux traits si banals, ce visage haï, ce masque blanc. Il cria. Quand il vit le dernier Masque, posé sur une table, il sut ce qu'il allait advenir. Il hurla et son visage fut marbré de rouge, et de blanc de la peur.

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