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De retour à la maison, je m'installe sur mon lit pour écrire. Je repense à la dernière scène avec la prostituée. J'ai bien failli ne pas relâcher mon étreinte. La perspective d'être enfermé dans une cage constitue mon seul frein. Une chance que je sois encore capable de me contrôler. Mon dos me faisant souffrir, je sors de mes divagations. Mon bureau est recouvert de papiers en tous genres, le fauteuil de vêtements. Il me faudrait ranger pour pouvoir m'installer plus confortablement. J'aurais presque assez de force pour le faire, mais je ne veux pas gâcher ce regain de tonus. Je rédige, j'efface, je recommence. Une spirale infernale qui n'aboutit à rien. Je manque d'inspiration. J'ai pondu les premiers chapitres avec une telle aisance, pourquoi ne peut-il pas en être de même pour le reste ? Argh !

***

Une nuit entière à cogiter efface les bienfaits de mes cinquante euros trop rapidement dépensés. Un copieux petit-déjeuner n'y change rien. Trois tasses de café « amélioré » non plus. Je déambule tel un zombie sur le carrelage maltraité, mes plateaux gris à la main. Guillaume et Jennifer. Leur vue m'insupporte. Feignant de trébucher, je renverse hamburgers, frites et sodas sur eux. Un sourire narquois aux lèvres, je demande pardon ironiquement. Le manager se confond en excuses. Intérieurement, je jubile. J'aurais préféré les massacrer à coups pieds, fracasser leurs crânes sur la table. Je me contente de cette minuscule vengeance pour l'instant. Le directeur me colle à la réception des commandes. Je soulève le premier carton à l'arrière du restaurant. Un homme avec une capuche surgit, je lâche le colis. Je suis seul, dans ce recoin invisible. Il a attendu ce moment pour m'attaquer. Je suis pourtant toujours sur mes gardes, à l'affut de n'importe quelle ombre suspecte. Il s'approche à pas vifs. Tétanisé, je ne parviens plus à remuer, pas même mes paupières.

— Yo, il est où Pablo ?

Ce n'est pas lui. Ce n'est pas le meurtrier qui me poursuit. Cela ne me rassure pas pour autant. Un de mes collègues débarque. Il tend un billet au type, puis enfourne le sachet qu'il a reçu en échange dans sa poche. L'homme à la capuche se faufile, tandis que Paul me saisit l'épaule.

— Alors comme ça t'aime pas le débile avec sa greluche non plus ? Tu vas voir, ici on est mieux, sans ces cons de clients !

Il soulève trois cartons en même temps, de ses bras dont les biceps tatoués sont plus gros que mes cuisses. Je lui emboîte le pas. Une dizaine de minutes plus tard, malgré la fatigue grandissante, je suis d'accord avec lui. À l'abri de la chaleur, de la brume grasse et des cris stridents, les couloirs des réserves m'apaisent. Il m'explique qu'il faut ranger en premier le frais. Il manie le couteau avec dextérité, pour extraire les denrées de leur emballage, avant de les ranger scrupuleusement sur les étagères. La chambre froide, mon nouveau havre de paix. J'imagine un lit dans cette pièce à peine éclairée.

— Ah bordel !

Sorti de ma rêverie, j'accours auprès de Paul. Il s'est entaillé le doigt avec la lame tranchante. J'empoigne du papier absorbant dans le dévidoir à côté du lave-mains. La blessure est profonde. Je l'inspecte. Émoustillées par l'odeur délicate, mes papilles me guident. Mes lèvres s'approchent... Puis le néant. J'ouvre doucement les yeux. Une douleur lancinante irradie mon nez. Je sens les battements de mon cœur à l'arrière de mon crâne, qui git au sol avec le reste de mon corps.

— ... Non il ne voulait pas m'embrasser ! J'arrête pas de vous le dire. Ce barge voulait me sucer le doigt !

Paul, sa coupure, son poing. Je reprends peu à peu mes esprits. Moi-même sous le choc, je suis incapable de bafouiller une quelconque explication. Qu'est-ce qui m'a pris de vouloir lécher son doigt ensanglanté ?

Cette fois c'en est trop pour le directeur, il met fin à ma période d'essai. Encore groggy, je signe les documents, puis je fourre la carte du psychologue du travail dans ma poche. Je ne suis pas fait pour vivre dans ce monde. Encore moins y pour travailler. Je ne me fais pas prier pour prendre la route.

***

J'observe quelques instants l'énorme camping-car garé sur la pelouse. Quasiment un mois s'est écoulé depuis la fête de retraite de mon père. Alors que je redoutais de côtoyer des gens, que je connaissais pourtant, je tapissais le même bitume que je foule aujourd'hui, de ma bile angoissée. Quand j'y repense, je ne peux m'empêcher de rire. De me moquer plus précisément. En moins de trente jours, ma vie a basculé. Un meurtrier m'a chassé de mon antre, j'ai été accusé de viol, de meurtre, forcé de travailler, humilié, torturé. C'est mon ami fidèle sur internet qui m'a ouvert les yeux sur ce point. Vous imposer des conditions de travail insupportables au point de provoquer des malaises, s'amuser de votre situation, vous mettre à l'écart, vous affubler de surnoms sournois : c'est de la pure maltraitance.

Ma mère est euphorique. Toute sa vie elle a rêvé de voyager, de découvrir le monde, de quitter ce quartier pour voir d'autres horizons. Faignant ne pas avoir remarqué l'énorme hématome sur mon visage, elle navigue entre les invités, un sourire aux lèvres. Encore une journée éreintante pour moi. On fête quoi déjà ? Ah oui, le camping-car a été livré ce matin. Impossible de ne pas être présent, puisque je réside ici.

— Oh, salut Bastien !
— Natascha ?
— J'attends encore ton appel. Ne fais pas cette tête, je plaisante ! Bad ass le look aujourd'hui dis-donc ! Pas tellement fifils à sa maman. Pourtant, les commères n'arrêtent pas de dire que tes parents n'arrivent pas à se débarrasser de toi, me chuchote-t-elle.

Attrapant ma main, elle me guide vers la maison de sa grand-mère. Les murs du couloir de l'entrée sont tapissés d'un papier peint fleuri, jauni par les années. Alors que je détaille le lustre d'un ancien temps, Natascha me plaque contre le mur. M'embrassant vigoureusement, elle défait la boucle de ma ceinture. Elle me fixe d'un regard langoureux, tandis que sa langue s'affaire à ériger mon mât. Je me laisse faire, ne comprenant rien à la situation. Elle me traîne à l'étage. Mes yeux sont agressés par le rose criard qui orne chaque élément de la chambre de petite fille que je viens de pénétrer.

— Ouais je sais, pas ultra excitant. Mais c'est ça ou la chambre de ma grand-mère.

En quelques secondes, je suis allongé sur le dos, une Natascha nue s'empalant sur moi, se mouvant dans un rythme effréné. Je n'avais encore jamais expérimenté ce type de rapports. Le préservatif souillé encore en place, je demeure étendu dans la même position. Natascha a filé sous la douche.

— Allez, faut qu'on y retourne. Ma mère m'a demandé de venir chercher la tarte qu'elle prétend avoir préparée et le tas de cartons vides qui traînent au grenier.

Abasourdi, je me relève, retire le latex, remonte mon pantalon, puis exécute les ordres qui me sont donnés.

— Ma mère aussi.
— T'essaies de faire la conversation ? T'inquiètes, j'avais juste envie de baiser, je te demande rien.
— Ma mère aussi fait croire qu'elle cuisine.
— Ouais je sais, elles font toutes ça dans le quartier.

L'aisance avec laquelle elle converse me stupéfait. Je porte les cartons mis à plat, recouverts de poussière, elle place la tarte sur une cloche pâtissière. Je ne prononce pas un seul mot, contrairement à Natascha qui jacasse. Malgré moi, je suis informé de son retour imminent aux États-Unis, eu égard à une offre d'emploi qu'elle ne peut décemment pas refuser.

Les politesses de rigueur étant achevées, je m'éclipse de la soirée à la nuit tombée. Étrangement, j'ai ressenti la même recrudescence d'énergie après avoir eu des rapports sexuels avec Natascha que lors de mes actes plus violents. Je suis donc prompt à continuer mon roman. Puisque je devrai bientôt trouver un autre refuge, j'entreprends de ranger mon bureau. Quand je dis ranger, je sous-entends jeter tous les papiers qui le jonchent dans un carton. Mes doigts effleurent l'enveloppe mystérieuse. J'avais oublié son existence. Je la tourne entre mes mains. D'un coup, je déchire le rabat.

— C'est là que tu te caches.

Je sursaute, laissant échapper le contenu sous le bureau.

— C'est pas trop mon truc les grandes fêtes.
— J'avais compris. Tout le monde est parti. Je venais juste te saluer, je prends l'avion demain matin. Je sais ce que c'est de galérer. J'ai entendu dire qu'un psychopathe te file l'arrière-train. Si t'as besoin de te tirer d'ici, tu peux venir squatter chez moi.
— À New York ?
— Ouais, j'ai des connaissances dans le milieu de l'édition, ils pourront te faire un faux contrat histoire que t'aies un visa.

Elle m'embrasse tendrement, me glissant un morceau de papier dans la main. J'observe ses jolies fesses quitter ma chambre, le doux souvenir de leur présence sur moi encore ancré dans ma mémoire. Puis je l'aperçois, là, sous mon bureau, cet objet étrange qui me fait frissonner.

AnormalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant