Chapitre 1

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Le clapotis des vagues percutant la coque du voilier était à peu de chose près le seul son qui rompait le silence. Ça, le cri des mouettes au-dessus de nos têtes, et les Rangers du capitaine Joreck Sorbier qui remontait lentement la file des matelots.

 Il venait de nous aborder. Maître de l’Europa, l’un des plus grands voiliers sillonnant les mers, il savait que nous n’avions d’autre choix que de le laisser faire. Le Chant de Glace n’était en effet qu’une coquille de noix, comparée à son bâtiment. La raison de sa présence n’avait pas été longtemps mystérieuse. Il ne venait pas piller nos réserves de nourriture, mais réquisitionner une dizaine de matelots. Il avait rapidement expliqué qu’il avait perdu une cinquantaine d’hommes. Certains durant un abordage. La majeure partie avait disparu à terre. Probablement dévorée par les bêtes sauvages, devenues maîtresses des rares îlots et archipels qui émaillaient la surface du globe. La planète bleue n’avait jamais aussi bien portée son nom que depuis un siècle. Depuis qu’elle était recouverte à quatre-vingt-dix-huit pourcents d’eau.

La seule façon de survivre, pour l’humanité, avait été de s’adapter aux conditions. Puisqu’il n’était pas possible de vivre à terre, il fallait occuper les océans. Au départ, les hommes s’étaient réfugiés à bord de paquebots, cargos, ou autres embarcations motorisées. Mais lorsqu’il leur fut impossible de remplir les réservoirs, lorsque le pétrole avait bel et bien disparu, il avait fallu penser autrement. Et si le fuel n’existait plus, le vent, lui, était toujours bien présent.

Au prix de nombreuses vies, les premiers voiliers avaient vu le jour. Puis d’autres. Et que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, l’espèce humaine ne s’était pas éteinte. Pas encore. Nous nous étions adaptés. Certains voiliers s’étaient alliés. Comme l’Europa, l’Afriga, l’Ameriga et l’Asia. Joreck Sorbier était le leader de ce quatuor continental. Les petites embarcations comme celle où j’avais grandi n’avaient aucune chance contre eux. Aussi les capitaines préféraient-ils procéder à l’amiable. Les voiliers de taille modeste ne formaient aucune alliance. Sur l’eau, c’était souvent chacun pour soi.

Ce qui expliquait la sélection de Joreck. Il avait séparé les hommes et les femmes. Il avait déjà choisi trois hommes, et se tenait désormais devant un quatrième. Il s’agissait d’un garçon d’une quinzaine d’années. Déjà grand pour son âge, les épaules larges, Gyps promettait de devenir un véritable colosse. Il avait pourtant un visage lunaire, aux traits doux.

– Ton nom, exigea Sorbier.

– Gypsophilus Merwick, se présenta mon ami.

Ce n’était pas le plus futé à bord, mais il compensait par un courage à toute épreuve. A moins que ce ne soit de l’inconscience. De plus, il était très habile de ses mains.

– Engagé.

Gyps parti rejoindre le petit groupe de garçons qui attendait patiemment que Joreck ait terminé. Il m’adressa un léger signe de la main. Je devais avoir l’air désespéré, parce qu’il m’offrit un sourire qui se voulait réconfortant.

Nous avions passé notre vie ensemble. Nous étions inséparables. Si jamais je n’étais pas recrutée par le capitaine, les probabilités que nous nous retrouvions seraient extrêmement minces.

Il passa à la rangée des femmes. Il opta sans hésiter pour Hermanine, une jeune fille blonde, qui excellait au combat. Il ignora deux femmes plus âgées, et se tint bientôt devant moi. Il m’étudia attentivement, et j’en profitai pour faire de même. Joreck Sorbier était un homme de belle stature. Grand, à la silhouette athlétique, ses cheveux blonds grisonnaient à peine malgré ses soixante-ans. Il avait dû être beau dans la prime jeunesse. En restait un charme indéniable. Ses yeux bleus délavés me scrutaient.

L'Arche - Tome 1 : l'EuropaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant