De la démocratie en Amérique, I, Alexis de Tocqueville, 1835

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Il n'existe plus véritablement d'étude politique, historique ou sociologique en quelque sens noble et impartial ; il n'existe que des thèses contemporaines. Même chez nos intellectuels les plus rigoureux, on devine toujours un parti-pris, une humeur, quelque volonté de paraître, toutes formes de préjugés antérieurs à l'analyse – c'est étonnamment devenu le même problème dans les sciences « dures » avec des articles de médecine désormais produits sur commande et servant en premier lieu des carrières (en certaines facultés, les professeurs sont tenus, sous peine de licenciement, de faire éditer leurs textes, et même tel nombre par semestre). Aussi, c'est laid, peu lisible, d'une objectivité fardée de faux style, souvent d'une certaine ampoule de jargon et de circonlocutions, avec références innombrables en annexe et grands renforts d'honorabilités notoires citées jusqu'à l'asphyxie pour se donner une respectabilité et l'illusion d'une sapience parce qu'on a beaucoup lu (personnellement, chaque fois que je lis dans ces listes des références comme Sartre, Deleuze ou Derrida, j'invalide la pertinence même de celui qui les cite) : c'est souvent faux et c'est à peine si la vérité y a de l'importance ; on aspire surtout à faire un travail, même si ce travail n'apporte aucun progrès. On ne distingue plus de véritable et profond examen d'une question ; on rencontre des volontés de preuves qui dissimule des preuves contraires. Il est dramatique, pour ce que l'humanité avait jusqu'à alors cru de la loi irrépressible du progrès et de l'évolution naturelle, que notre époque ne soit plus apte à former une seule intelligence autonome et dépassionnée qui ne quêterait pas tout d'abord une théorie populaire ou paradoxale. Le siècle de la vérité de l'individu est terminé. Notre temps exige des analyses utiles, rentables, aux conclusions préliminaires, des travaux pour le profit ou pour l'adhésion seuls. Il faut valider formellement un diplôme ou bien complaire à des confrères ou à des foules, notamment. On ne sait personne qui se livre à des efforts en-dehors de pareils profits. C'est au point que quelqu'un qui écrit aujourd'hui éveille le soupçon : dans quel but œuvre-t-il ? au nom de qui ? qui sert-il ? quel parti ? S'il est autodidacte, c'est louche, on ne peut y croire : c'est quelqu'un qui travaille au moins par désir de gloire sans l'avouer et qui est prêt à mentir comme les autres. C'est pourquoi on préfère souvent l'amateur. Fouché inspire plus confiance que Delfraissy. Quand on désire du vrai, on ne se procure pas un livre édité : on accourt plutôt sur les réseaux sociaux. Le caractère de la vérité, semble-t-il à présent, c'est l'obscurité de l'auteur qu'on assimile non sans raison au désintéressement : mal contemporain qui se défie des experts depuis que ceux-ci pérorent et n'ont qu'un égard très relatif pour le vrai. Dire quelque chose, c'est vouloir dire : on suppose un biais. C'est vrai qu'en général un littérateur, quel que soit le genre, est quelqu'un d'intéressé ou dont le propos stagne.

Lire Tocqueville, c'est se confronter à un étrange sentiment d'anachronie : par habitude, comme un réflexe, on cherche initialement la thèse de l'auteur, et on ne la trouve pas. Ce dernier semble tantôt admirer cette démocratie originale, les États-Unis, née seulement cinquante ans avant l'écriture de l'ouvrage, tantôt il s'interroge sur ses faiblesses qu'il identifie froidement et sans sympathie. Je suis pourtant bien certain que l'homme d'aujourd'hui, qui est lui-même peu capable de lire sans appliquer ses préjugés à ce qu'il croit avoir compris, estime en général que Tocqueville était un auteur à thèse, ou qu'il admirât sans limite le régime américain, ou qu'il le détestât sans frein, mais la façon probablement assez équilibrée dont ce lectorat se partage entre ces deux théories suffit à démontrer combien le livre est d'une neutralité peu critiquable. C'est écrit avec style, ouvragé, ciselé, sans complaisance, sans pavane, sans contemplations outrées, sans morceaux artificiels d'éloquence, sans étalage de Lettres ; c'est littéraire par aspiration et par goût, presque par naturel ou tempérament ; il est inutile après cela de se demander pourquoi la plupart des professeurs d'histoire n'en ont lu que des extraits : c'est trop élégant, trop soigné de formulation, il faut goûter la littérature en plus des faits bruts, en plus des données strictement universitaires et chiffrées, en plus d'un contenu objectif dont on peut sans doute trouver ailleurs des synthèses plus condensées, au même titre que le professeur de français n'a lu du De l'esprit des lois que le fameux passage ironique : « Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves... ». Tout le reste éprouverait trop leur faible patience, ce n'est qu'un héritage, qu'un grand nom nécessaire à la curiosité publique, qu'un « patrimoine » de l'École française. C'est surtout d'une justesse peu contestable, du moins d'une application indéniable à l'impartialité, sans nécessité pour le critique, par exemple, comme il le faut souvent ailleurs, de référer à la situation de la rédaction pour excuser quelque naïveté ou quelque insuffisance, sans désir de persuader, sans affects douteux, sans effets de romancier, sans volonté d'imposer par des émois grossiers ou par des raisons vides au plaisir des foules. L'auteur vit alors en un régime encore imprégné de monarchie, et il souhaite comprendre simplement quels sont les avantages et inconvénients d'un régime électoral tel qu'il le constate et mesure en Amérique : on y trouve la vaste et sincère soif de découvrir et de retranscrire des faits pure de toute intention et de tout dogmatisme, curieuse et modeste, cependant non sans force acuité intellectuelle. C'est exactement documenté, sans excès technique ou pédant, soucieux de ne pas alourdir, d'épargner les importunités qui, en matière de sciences, relèvent souvent de la chicane pour étourdir en faussetés factieuses – le premier volume compte déjà 550 pages. La matière, fort méthodique, en est pourtant toute personnelle, on y rencontre jugements nuancés et hypothèses, apophtegmes et suppositions, c'est la relation d'un voyageur consciencieux qui a pris plaisir à se renseigner sur les « codes » d'un pays surprenant et qui s'est donné pour but d'en dresser un compte-rendu complet et synthétique, à destination d'un lecteur intéressable et cosmopolite. Il ne s'adresse pas spécifiquement au « spécialiste », qui est la catégorie où l'on admet les ratiocinations et les vanités, dont le lectorat n'apporte aucun bénéfice quand on use d'un langage universel et qu'on suppose son contemporain apte à se livrer à un effort. Chacune de ses observations est classée, pertinente, essentielle à comprendre les règles d'une nation qui s'est alors formée récemment sur un territoire nouveau, après une indépendance originale, suivant un fonctionnement propre. C'est ainsi non seulement un ouvrage de référence pour l'analyse des fondements d'une nation, c'est aussi un ouvrage de référence pour la hauteur et l'exactitude du style et de l'esprit, c'est encore un ouvrage de référence pour la mesure d'un professionnalisme en matière de sciences politiques et sociales.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant