''Mon petit oiseau s'en est allé
Et derrière lui, a tout ravagé
Mon petit oiseau s'en est allé
Alors il est temps pour moi de décoller"
Alexandre était un homme heureux autant que l'on puisse le considérer. Il vivait une vie paisible dans sa jolie maison, un peu grande pour lui mais parfaite pour deux. Elle dégageait une atmosphère étrange, cette maison, une atmosphère empreinte de tristesse, d'espoir, de vie, de mort. Pourtant, Alexandre était incapable de s'en séparer, il ne se voyait pas abandonner tout un pan de sa vie ainsi. Et puis il l'aimait bien, cette maison. Elle ne sentait plus l'odeur de Lucy mais son odeur à lui, elle était décorée de leurs tableaux minutieusement entrelacés, elle était son havre de paix et le réconfort de ses nuits. Parfois pour ne pas dire souvent, il se sentait un peu seul, un peu vide, un peu dépassé, mais il continuait à vivre avec la volonté d'un nouveau-né. Alexandre était un battant et il l'avait maintes fois prouvé, alors il se faisait sa propre thérapie, il dessinait beaucoup, dansait seul dans son salon, jouait aux échecs contre un japonais à l'autre bout du monde et allait au kiosque tous les premiers samedis du mois. Il l'avait repeint à ses frais, y avait ajouté un joli banc en fer forgé et le tableau de Lucy qu'il n'avait pas réussi à donner. Là-bas, il contait ses petits moments de vie au bois encore endeuillé, mais néanmoins rassuré de voir son petit protégé rayonnant de vitalité. C'était sa petite routine à lui, une routine agréable qu'il ne pouvait plus se résoudre à changer. Il était très bien ainsi, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? Alors pourquoi arrêter ? Pourquoi s'en priver ?
Peut-être parce que toutes les routines sont faites pour être brisées, et c'est ce qui ne tarda pas à lui arriver, pas plus tard que le jour du solstice d'été. Ce soir là, Alexandre était sorti prendre l'air parce que pourquoi pas, et aussi parce que la ville avait prévu un concert dans le grand parc au kiosque et qu'il avait très envie de le voir tout décoré. A peine arrivé là-bas, il s'était très rapidement senti peu à l'aise entre les familles joyeuses qui riaient entre elles, les couples qui dansaient dans l'herbe et les bandes d'adolescents trop joyeuses et unies pour être approchées. Alexandre ressentait plus que jamais l'impact de mois de deuil, de reconstruction, de solitude, de mise à l'écart volontaire, et il détestait ça. Il se détestait lui-même de s'être mit dans cette situation détestable dans laquelle vous avez tant rejeté d'invitations qu'elle ne s'embêtent même plus à tomber. Alors il était seul, au beau milieu de son kiosque seul, loin de la fête et loin des décorations qu'il avait espéré. Seul à souffler la bougie de Lucy qui aurait dû commencer sa vingt-septième année. Bien qu'il ait accepté sa mort, il voulait continuer de la célébrer, de la voir vivre à travers la beauté de la Nature, de la sentir exister. C'était une des choses qui le rendaient le plus heureux et paradoxalement le plus triste. Ironie de la vie. Ironie de la mort.
Alexandre n'était peut-être pas si heureux que ça et sa tentative de sortir de sa zone de confiance avait honteusement échouée. Allongé sur le dos, il contemplait le toit du kiosque et ses étoiles luminescentes et la vie étonnante qu'il menait sans être capable de s'en détacher. Il était si absorbé par ses pensées qu'il faillit s'étouffer lorsqu'il entendit un toussotement délicat juste à côté de lui. Il y avait là une jeune femme aux yeux aussi bleus que l'iceberg qui brisa le Titanic. C'est la première chose qui vint à l'esprit d'Alexandre qui se surprit lui-même dans son élan de poésie. L'inconnue le fixait avec des yeux troublés et l'air de se demander ce qu'il pouvait bien fabriquer. C'est là qu'il se rendit compte de l'impression qu'il devait donner, étendu sur le sol comme un mort. Ironie de la vie. Il se releva donc péniblement, consulta sa montre qui lui indiqua une heure indécemment plus tardive que prévu. Il se préparait à s'expliquer, à déballer son curriculum vitae s'il le fallait, mais l'inconnue ne s'embarrassa pas de ces détails. Elle se contenta de s'asseoir à côté de lui, par terre, à l'insu du banc, et de lui expliquer qu'elle le connaissait comme tout le monde dans leur petite ville, qu'il était le veuf de la maison couverte de lierre, celui qui faisait souvent des dons de tableaux et qui ne descendait en centre-ville que pour aller chercher ses courses et une bouteille de rouge. Ces informations étonnamment véridiques firent prendre à Alexandre un teint d'un rose délicat mais tout de même perceptible dans la noirceur de la nuit. L'inconnue rit un peu, pas parce que c'était vraiment drôle mais plutôt pour lui dire qu'il n'y avait pas de mal. Il était juste difficilement approchable et elle était ravie d'avoir réussi à discuter avec cet ermite moderne sans l'effrayer. Elle commença donc précautionneusement à lui parler d'art puisqu'il était localement connu qu'il valait mieux prêter attention à ses choix de mots en abordant le sujet avec lui. Elle lui parla de son admiration pour ses techniques et son coup de pinceau, elle lui expliqua qu'elle adorait l'impressionnisme sans être capable de produire quoi que ce soit. Ses yeux bleu glacier pétillaient en parlant de sa passion pour la Nature, étant elle-même ornithologue. Et puis, alors que la conversation, quelque peu à sens unique, commençait à la lasser, Alexandre, comme pris d'un élan de conscience, prit part à ses allégations. Il lui montra la vie de son œil d'artiste et elle la lui montra de son œil de scientifique. Ils discutèrent, discutèrent et discutèrent encore jusqu'à ce que le jour se lève, jusqu'à ce que les étoiles arrêtent de briller sur le toit du kiosque. Ils discutèrent tellement qu'Alexandre, qui n'était plus habitué à de tels préambules, en eut la voix cassée. Ils discutèrent tellement que lorsque leurs ventres commencèrent à discuter entre eux, il l'invita chez lui pour prendre le déjeuner.
Alexandre avait brisé sa routine, il l'avait piétinée, ou peut-être était-ce Élise qui l'avait fait. C'était un pas en avant, un pas de géant, un pas un peu étonnant. C'est un pas qui ravit la colombe depuis son nid au-dessus du kiosque, un pas sans équivoque. Un pas qui rendit toute sa gloire à la maison couverte de lierre qui était définitivement parfaite pour deux, et même pour trois.
Alexandre était heureux, Élise était heureuse, Élise étudiait les oiseaux, Alexandre s'occupait en les dessinant ornés de joyaux. Et maintenant que cela était fait, que ce chapitre était enfin terminé, que le kiosque n'était plus endeuillé, que tous célébraient l'amour et la vie dans leur plus grande simplicité, c'est Lucy qui s'autorisa enfin à pleurer, puis à tirer une croix sur son humanité.
Mon petit oiseau s'en est allé
Et derrière lui, a tout ravagé
Mon petit oiseau s'en est allé
Alors il est temps pour moi de décoller
Je suis le petit oiseau
Et je suis parti tout en haut
Écoute mon chant, apaise-tes maux
Je ne reviendrai pas, c'est mon fléau''
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Quatre Saisons
Romance"Un, deux, trois, petit oiseau Vole, vole toujours plus haut Un, deux, trois, petit oiseau Reviens moi s'il le faut" Attention : les images ne m'appartiennent en aucun cas !