chapitre 6 🌼 grandiose

60 14 0
                                    


Quatrième été

Ce premier craquage est suivit de nombreux autres. Pour Jisung, le moment est venu de se questionner sur la vie. Il passe les jours suivants dans la maison, sur la terrasse ou éventuellement dans le champ d’oliviers qui en découle. Ne pas trop s’éloigner, de peur d’approcher l’autre de trop près.

Encore une fois, Jisung ne parle pas, Papi ne dit rien non plus. Pourtant, ce n’est pas l’envie qui manque. Quelque part, il aimerait bien que son petit-fils lui parle. Mais il se tait, laisse ce silence planer entre eux, parce que l’adolescence est un moment où les silences peuvent parfois être bénéfiques. On ne peut pas tout formuler, tout le temps. Quand on avance en âge, parler ne devient pas plus facile, on en ressent simplement plus la nécessité. On se dit que, bientôt, ce sera trop tard. Certains s’empressent alors de sauter le pas. D’autres se murent davantage, se résignent. Mais les secrets qui pourrissent trop longtemps ne font jamais de bien.

Alors, un beau soir, Papi décide de rompre le silence. Il n’est pas vraiment sûr que Jisung ai envie d’entendre cette histoire. Mais il sait que c’est important qu’il sache, et qu’il n’y aura probablement jamais de bon moment pour le dire.

Il va trouver son petit-fils, allongé dans l’herbe sèche derrière la maison. Quand il entend ses pas arriver, Jisung se redresse brutalement, dans un essai instinctif de dissimuler son visage en larmes. Dans un second temps, il se rend sans doute compte que c’est inutile. Quand Papi prend place à ses côtés, les sillons sont toujours bien visibles sur les joues de son petit-fils. Ça lui fait de la peine, un peu, mais il n’arrive plus à faire le premier pas, à poser une main rassurante sur l’épaule de Jisung. L'autre soir était une exception. L'air devait être différent, l'état d'esprit aussi, pour qu'ils se retrouvent à partager une étreinte pour la première fois depuis une décennie.

En effet, à l'instar de Jisung qui s'est peu a peu refermé sur lui-même, Papi est devenu un professionnel du refoulement. Refouler qui il était, plus jeune. Si profondément qu’il l’a presque oublié, comme un songe lointain, voire une vie antérieure qui n’était pas réellement lui. Refouler les gestes et les mots tendres qui lui venaient, mais qu’il réprimait car trop féminins. Papi n’a pas grandit dans un monde très tolérant. Quand on vivait à la campagne à la fin du XXème siècle, il fallait être un bonhomme, un vrai, pas le choix. Un bonhomme, avec des grosses mains, une grosse voix, de l’assurance et un penchant pour les femmes.

Papi soupire. Jisung ne le regarde pas. Tous deux sont perdus dans leurs tourments et leurs souvenirs.

 - Fiston. Tu te rappelles de Marius ?

Jisung tourne la tête simplement. C’était une question rhétorique, évidemment qu’il se rappelle de Marius. Le fait que son grand-père lui en parle maintenant éveille sa curiosité, ça ne peut être une coïncidence fortuite. Alors il attend la suite.

Papi commence doucement, il semble chercher ses mots. Il a gardé tout cela si longtemps au fond de lui. Il a tellement pris l’habitude de le présenter comme son meilleur ami. Dire la vérité sur la nature de leur relation est à la fois libérateur et très étrange. Les larmes menacent plusieurs fois de déborder, c’est si déstabilisant. Mais si réconfortant à la fois.

Il lui raconte le petit village dans lequel ils se sont connus, avec ces champs de lavande à perte de vue tout autour. Les cheveux noir corbeau de Marius, sa peau tannée par le soleil qui contrastait avec la sienne, pâle, celle d’un nouveau venu sur ces terres provençales. La capacité de Marius a faire le caméléon : être parfaitement intégré dans la bande de gars du village, mais être aussi mille fois plus ouvert et réfléchit. Je crois qu’au fond, Marius se fondait dans la masse pour mieux l’observer de l’intérieur. Marius, c’était plus qu’un observateur, c’était un sociologue refoulé. Marius l’avait accueilli, l’avait intégré à la bande même si ni Papi ni les autres garçons ne le voulaient. Parce que Papi était différent. Marius comprenait cette différence, et Papi n’avait besoin que de la compréhension de Marius. Il aimait ma différence. C’était la première fois que ça m’arrivait, et c’était fabuleux. Je pense que c’est la première chose qui m’a fait le regarder différemment à mon tour.

la gloire au cœur ᵐᶦⁿˢᵘⁿᵍOù les histoires vivent. Découvrez maintenant