Ouvrage de tendre érudition offerte, agréable aux néophytes, que ces mémoires fictives d'un roi népalais du XVIIe siècle, chroniques documentées et pittoresques où le portrait d'une spiritualité étrangère et cependant aux sources hétérogènes nous donne à comprendre, ou plutôt à pressentir, une civilisation de décors et d'usages inconnus. Il en émane une vaste impression d'humidité et d'arbres exotiques, de sensualité mystique, de guerres vaines et infinies, de vitalité asiatique baignée de provisoire, de langages variés et de livres sacrés, de mythologie transposée en réalité, où les ministres complotent, où les rois aspirent aux sagesses, où les peuples s'affligent et carnavalisent, où l'homme est tranché pour une faute, où la femme s'immole au trépas du mari, où des dieux de tous horizons et de tous passés apparaissent et possèdent l'humanité et le monde en toute normalité. Mélange de réalisme scrupuleux et de merveilleux polythéiste, ce roman retrace le règne de Pratap Malla, coléreux et sage, sensuel et ascétique, magnifique et dérisoire, dans un royaume où tout est mystère et apprentissage, où rien n'est solide et certain, où toute autorité balancée à dos d'éléphants nécessite impérieusement d'interpréter des signes divins.
Ce roman est construit comme une suite d'anecdotes colorées et symboliques : c'est à la fois sa vertu et son vice de construction. En entrant promptement dans des situations plutôt esquissées que dépeintes, on en sort aussi vite, l'auteur enchaîne et passe après ce subliminal, une vie entière doit y tenir : reste une couleur, mais les contours sont flous. Ce n'est pas non plus au juste une œuvre tracée pour produire de l'émotion et donnée pour l'admiration esthétique : non que ce soit mal écrit, c'est rigoureux et exact, ce qui manque même à nos romanciers contemporains, mais ce n'est pas généralement fait pour l'art, le dessein n'est manifestement pas d'inciter à l'identification contagieusedu lecteur ou de réaliser un effet de durable saisissement ; il ne faut pas lire avec ce « code »-là ; c'est la représentation d'un univers à grands traits de nature et de pensées, univers pourtant propre à permettre la perception d'une sensation générale de curiosité et d'étrangeté orientales, plutôt que la tentative de définition exhaustive d'un monde, ou disons, si l'exhaustivité est impossible, plutôt que la présentation d'éléments symboliques capables de susciter une impression de compréhension par effet de possible extrapolation : ne pas s'attendre à l'écriture minutieuse d'une réalité par exemple géographique, psychologique, ou sociale – il y manque de la complétude, une façon de souci du détail par crainte d'importuner, c'est ici un tableau de nombreuses touches sans rehausses éclatantes ni lignes très subtiles. On traverse une époque, on « arpente », c'est pourtant plus de 200 pages mais le récit est fugace, s'écoule dans une sorte de fascination comme une eau irisée ruisselant d'une coupe antique, il n'en reste que des sensations évanouies arrêtées par un regard blanc, quoique leur source soit très riche, à haut potentiel de suggestion et d'intellection... On n'est jamais tout à fait Pratap Malla et on ne distingue jamais le fondement, l'essence même de ce monde alternatif, on entend le ridicule des superstitions mais on devine la cohérence d'un mysticisme complexe sans jamais y accéder, ni même à son seuil, sans la clé. C'est un récit, évanescent de couleurs et d'incongruités, qu'une personnalité jamais familière commente sans doute dans l'esprit de sa race mais, pour le lecteur, sans grande profondeur ni trouble. C'est une initiation relative, accessible, aisée ou superficielle, pour un lecteur simplement curieux sans désir de bouleversement, en dépit de la « charge » spirituelle et philosophique que le sujet contient plus que certainement.
Il est d'un certain péril sans doute, pour un spécialiste qui ne mesure pas facilement son degré de « déconnexion » du touriste ordinaire, de réaliser une œuvre qui ne comporte aucune des difficulteuses évidences de l'ésotérique, et de produire, en somme, une vulgarisation sise à mi-chemin de la caricature et de l'abstrus. En cela, je ne dirais pas du tout que Chazot a manqué son but ; mais à moi, amateur rare de littérature et de nouveautés, il faut des développements superbes et des passions puissantes qui confinent moins à l'universel, moins au simple badaud, et plus au dévoreur d'enthousiasme, au fanatique d'incrustations mentales que je me sens. Ce récit franc de voyageur généreux, demeure, à l'usage cosmopolite, pour rester très éloigné par exemple du pigment fort d'un Salammbô de Flaubert, un récit de découverte, je veux dire, en l'occurrence, un récit à destination d'un assez vaste – et pour moi trop vaste – public.
À suivre : Hécatombe, Eman.
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« Noyé dans la foule des marchands, je dérangeais la sieste des chiens galeux le long des murets couverts de galettes et de bouse de vache destinées à servir de combustible ; je m'arrêtais près d'un groupe d'enfants le cul nu, j'admirais le profil d'une pagode aux pans comme des ailes d'oiseaux découpant des angles de lumière dorée dans l'azur, je m'attardais sur le spectacle de trois femmes abattant en cadence de larges pilons de bois dans un mortier de pierre. Les commerçants rangeaient leurs étals, les mères de famille vaquaient à d'ultimes achats avant la fermeture. Des profils rieurs se détachaient dans une arche sculptée, des jeunes gens jouaient aux dés, des enfants s'amusaient à lancer de l'eau sur un camarade homme comme un jeune plant de riz. Des vaches s'avançaient, majestueuses et lentes, en quête de quelques feuilles de bananier imbibées des aromates et des vestiges d'un repas. Un ascète renonçant couvert de cendre, le trident à la main, tendait sa sébile à l'entrée des boutiques, les dalles de pierre luisaient patinées par des milliers de pieds nus, la lune se levait sous un toit de tuiles, dans le lointain les cloches des sanctuaires tintaient et mon cœur joyeux s'ouvrait à la douceur de la vie dans l'anonymat. » (pages 182-183)
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
No FicciónDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.