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Il est tard, la nuit a enveloppé la ville. Ce soir les flocons décorent le ciel et l'hiver n'a rien de féérique. Les rues sont presque vides et l'air est très froid. Sur le port, les vélos appuyés contre les lampadaires sont couverts de poudre, oubliés par les passants. La neige, en épaisse couche de glaçage blanc, transforme les rambardes des ponts en éclairs à la vanille. Il n'y a pas de vent, l'air est frais mais il n'agite pas les cheveux et ne fait pas voler les robes. Au milieu de cette vaste étendue de crème glacée qui recouvre la place centrale, tu te tiens debout, les jambes tendues. Tu avances, imprimant dans la neige les motifs de ta semelle que les nouveaux flocons effaceront.
Les vitrines des boutiques te renvoient l'image d'une jeune demoiselle brune, au visage fatigué. Elle porte une jupe noire et un chemisier blanc cachés sous une large écharpe à carreaux nouée en cape. Ses grosses bottes noires la font ressembler à un de ces personnages de bande dessinée aux pieds surdimensionnés. Le haut de la silhouette est couronné par un petit béret posé sur ses boucles gonflées par l'humidité. Derrière les plis de son écharpe collée sous son nez, on aperçoit par moment ses lèvres peintes en bordeaux. Simple question de goût ? Volonté d'éloigner le regard du haut du visage pour ne pas remarquer les cernes qui tirent ses yeux vers le bas ? Les boucles tombent sur son visage et mouillent tes joues.
Au coin de la rue, une nouvelle couleur fait son entrée dans ce tableau d'Amsterdam. Les néons rouges du quartier éteignent l'éclairage pâle des lampadaires. Nous sommes toujours en janvier, mais à peine un pied posé sur les pavés de la ruelle, tu n'as plus froid. Il faut croire que la ville n'est pas si vide qu'elle en a l'air. C'est comme entrer dans la fosse d'un concert, la chaleur n'est pas étouffante, elle est douce et envoûtante. Elle pourrait presque ranimer les âmes les plus fanées. Toutes celles qui vagabondent dans ces faubourgs auraient grand besoin de retrouver de la vigueur, et tu ne fais pas exception. Tu laisses tes yeux se perdre dans la ville, chemin faisant avec la demoiselle aux grands yeux tristes qui te suit dans les reflets des vitrines. L'odeur d'alcool et de fraise qui émane des magasins fait tourner ta tête et tu observes les couples déambuler sur l'allée. Tous sont hypnotisés par l'autre côté de la vitrine alors que celles qui s'y trouvent donneraient tout pour s'en échapper.
Une boutique attire ton attention. La devanture ressemble à celle d'un hôtel de luxe, façade en marbre et écriture cursive noire "Missing". Aucun tag sur les murs, pas d'affiche, tu décides d'entrer. Une fois à l'intérieur, le changement d'atmosphère est violent. La fraîcheur de l'air climatisé te fait oublier la chaleur du quartier rouge et l'odeur d'herbe est remplacée par un parfum de jasmin et de neuf. Le spectacle qui se déroule devant toi n'est en rien comparable à celui auquel on peut s'attendre en pénétrant dans une maison close. Pas de salon isolé ni grands miroirs avec canapés affaissés, mais un hall spacieux et accueillant au milieu duquel trône le buffet de réception. Les murs ne sont pas décorés, aucun cadre, aucun vase. Juste des portes. De grandes portes blanches aux poignées dorées, toutes fermées. Le réceptionniste ne te salue pas, c'est un homme maigre, habillé d'un costume noir et portant une moustache particulièrement bien peignée. Tu t'approches du comptoir et il relève les yeux de ses occupations.
-En quoi puis-je vous être utile, mademoiselle ? s'exclame-t-il d'un ton amical.
Tu déglutis rapidement avant de commencer ta phrase. Timidement, tu dis :
-Je voudrais une chambre avec un de vos gens, mais prévenez-le que ce n'est pas une commande habituelle.
Étonné, le réceptionniste s'empresse de te questionner :
-Qu'entendez vous par "pas une commande habituelle" ?
-Sans rapport. Je paierai ce qu'il faut.
-Plutôt inhabituel, en effet. Mais qui sommes nous si nous sommes incapables de satisfaire les désirs de notre clientèle ? conclut-il avec enthousiasme.
Sur ces mots, il passe devant le comptoir, pose une main sur tes reins et tend l'autre devant lui pour t'indiquer le chemin.
-Veuillez suivre notre hôte je vous prie.
Tu obéis et te diriges vers un autre homme, plus petit. Il porte le même costume noir ainsi qu'une toque de groom assortie avec un liseré blanc. Tu le suis à travers la surprenante demeure et ce dernier n'ouvre pas la bouche de tout le trajet. Cela te paraît interminable, dans le couloir sans fin tu finis par te demander si tu es au bon endroit. Lorsque vous finissez par vous arrêter, le petit homme t'adresse enfin la parole.
-Voici notre salle d'attente, il viendra vous chercher d'ici quelques minutes, ce ne sera pas long.
"Il" ? Pas de prénom, pas de clé, même pas de mot de passe ? "Il" comme si on ne devait pas prononcer son nom ? Curieux.
Il pousse une porte blanche donnant lieu sur un petit salon avec quelques fauteuils et une table basse. Monsieur t'interpelle une dernière fois avant de fermer la porte derrière lui :
-En vous souhaitant du bon temps !
À peine as-tu pris le temps d'observer la pièce et de t'asseoir sur un des sièges que quelqu'un entre. La porte s'ouvre sur un homme brun, portant un débardeur blanc et un jogging gris. Ses cheveux sont secs et mal coiffés, son teint est blafard et ses yeux sont vitreux. Il est plus grand que toi et la poche de son pantalon est tachée de ce qui semble être du café. Il ressemble à tout sauf à un employé de maison close.
-Suivez-moi.
Quelle courtoisie. Tu supposes malgré tout qu'il s'agit bel et bien de ta commande et tu t'exécutes. S'entreprend une nouvelle balade interminable à travers ces couloirs sans fin. Ton compagnon ne laisse pas le silence régner longtemps et te demande ton nom. Il sent la vodka. Après lui avoir répondu, tu l'interroges sur la raison de cette question.
-C'est pour la performance.
La performance ? Tu ne t'attends pas à l'entendre hurler ton nom, pourquoi désirer le connaître ?
-Vous n'avez pas été prévenu ? J'ai demandé...
-J'ai été prévenu.
Une fois marqué un temps de pause, tu reprends.
-Et vous ?
-Quoi moi ?
-Quel est votre nom ?
-Vous avez pas besoin de le connaître.
-Peut-être, mais j'en ai l'envie.
-C'est moi qui dois vous consoler, pas l'inverse.
-N'êtes vous pas censé me satisfaire ? Qui vous dit que mon plaisir ne passe pas par la connaissance de votre nom ?
Il ne répond pas, tu te tais. Pas de salutations, pas de présentations, juste l'ordre de le suivre et une question sans intérêt, étrange.
Vous arrivez au dernier couloir, celui-ci n'est pas blanc comme les autres, mais rouge. Et les portes sont noires, ornées des mêmes poignées dorées. Aucune ne porte de numéro, comment s'y retrouver avec les réservations de la clientèle ? Il en pousse une et te laisse passer la première. À ta grande surprise, la chambre est plutôt modeste, à l'inverse de l'hôtel. Un grand lit aux draps blancs, un parquet décoloré par le temps et l'humidité, une commode, deux tables de nuit et une salle de bain.
-Toutes vos chambres sont comme ça ?
Tu te reproches aussitôt cet élan de curiosité et il ne répond pas. Prenant alors un ton très formel, il t'explique :
-Ok. Alors dès que vous n'appréciez pas quelque chose que je fais vous me le dites. Avec des mots. Je suis gigolo, pas mentalist. Si vous voulez partir, vous partez, si vous voulez rester, vous payez. C'est clair ?
-Limpide.
-Parfait. Je vais faire un tour à la salle de bain, prenez le temps qu'il vous faut, j'arrive.
Toujours perplexe quant à l'environnement qui t'entoure, tu décides d'analyser les lieux. Les deux premiers tiroirs de la commode sont vides, mais le plus près du sol contient un attirail qui s'apparente plus au genre de la maison que tout ce que tu as pu voir depuis ton arrivée.
Peu de temps passe avant qu'il ne revienne, dans le même état que celui dans lequel il est entré, au détail près que les pointes de ses cheveux sont trempées. Après un moment d'hésitation, il s'approche. Force est de reconnaître qu'une commande aussi inhabituelle peut être déstabilisante. Il s'allonge sur le lit, adossé aux oreillers et te signale d'un haussement de sourcils qu'il est prêt. Tu prends une inspiration et poses ton sac à terre. Tu retires ton béret ainsi que ton écharpe puis poses le tout sur la commode. Une fois tes bottes délacées tu les fais glisser sous le lit. Te voilà en jupe et chemisier, debout dans une pièce peu éclairée et trop peu habillée pour l'humidité qui l'habite. Après avoir pris une nouvelle inspiration, tu t'approches de lui (car tu ne connais toujours pas son nom). À genoux sur le lit, assise sur l'arrière de tes jambes, tu tends tes mains vers ses épaules comme un enfant qui attend qu'on le prenne dans ses bras. Il te dévisage un instant, fronce les sourcils et renverse sa tête en arrière, comme pour signifier qu'il a saisit ce qu'il avait à faire. Il se redresse péniblement et se place face à toi dans la même position. Tu ne bouges pas et il passe ses bras sous les tiens pour poser ses mains sur ton dos. Ses bras sont si longs que ses doigts touchent presque tes côtes, tu frissonnes et te dis que tu aurais vraiment dû mettre quelque chose sur ce chemisier. Tu croises tes poignets pour les poser sur sa nuque et tu as du mal à déplier tes doigts à cause du froid. Ton menton se pose lentement sur son épaule et il fait de même, enfouissant son visage dans tes cheveux.
Vous restez ainsi longtemps, mais tu as froid.
Lorsque tes genoux fatiguent, tu te détaches de son étreinte et te couches sur le côté. Il t'imite, s'allonge face à toi et passe un bras sous ton cou pour poser sa main sur ton dos. Tu peux sentir ses ongles à travers le tissu de ton chemisier. Il caresse doucement tes omoplates et tu te cambres, il arrête aussitôt. Tu plies tes bras pour les poser sur son torse et tu baisses la tête pour coller ton front contre sa bouche tandis qu'il pose son autre main sur ta taille. Tu frémis mais lorsqu'il s'apprête à retirer sa main, tu secoues légèrement la tête pour freiner son geste.
Tu n'as plus froid. Vous restez ainsi très longtemps, à vrai dire il s'endort. Toi tu pleures. Tu n'es pas triste, mais tu pleures. Tu as enfin réussi à pleurer, et le réaliser te fait pleurer davantage. En silence, religieusement, tu pleures et tu souris. Tes larmes sont tièdes et elles coulent sur son bras. Tu as réussi.
Quand il se réveille, tu fermes les yeux pour ne pas croiser son regard. Tu le sens bouger son bras sous ta tête et tu l'entends souffler du nez. Il sourit. Il sourit parce qu'il a vu que son bras était mouillé. Il retire sa main de tes hanches pour la faire passer sur ton dos et te presse contre lui. Son menton est appuyé sur ta tête et l'odeur d'alcool qui se dégage de sa nuque ne te dérange pas. Quand le rythme de sa respiration se stabilise, tu te défais de lui. Tu sors du lit en veillant à ne pas le réveiller. Une fois rhabillée, tu sors de ton sac un billet dont tu ne perçois pas la couleur mais ce sont trois chiffres qui y sont inscrits. Tu le poses sur la commode et t'arrêtes devant le miroir de la salle de bain pour mettre ton béret et essuyer tes joues. À ta sortie, il est réveillé. Penché sur le sol, il lace ses chaussures tout en se raclant la gorge.
Sans dire mot, il te raccompagne jusqu'à l'accueil où tu retrouves l'homme à la moustache impeccable. Dehors l'aube se lève. Il n'y a aucune fenêtre ici, seulement un minuscule carreau au fond de la salle, duquel on peut légèrement apercevoir l'extérieur. Après avoir remercié ton compagnon, tu t'apprêtes à regagner la sortie quand tu l'entend s'adresser au réceptionniste à voix basse :
-J'ai rarement vu quelqu'un qui avait autant besoin d'un câlin.
Tu franchis la porte et t'engoufres dans la froideur de la rue. Le jour se lève sur Amsterdam, et le quartier rouge est désert, les vitrines sont closes et les néons sont éteins. Combien de temps avez-vous passé dans cette chambre ? La seule lumière qui rayonne sur la ville est celle du soleil levant qui fait fondre les neiges de la nuit glacée. Un sourire timide aux lèvres, tu avances sur la route pavée.

Il n'a pas récupéré le billet que tu as posé sur la commode.

Il n'a pas prononcé ton nom une seule fois.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 04, 2023 ⏰

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