Routine

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Juliette entend un nom résonner dans les enceintes, le prochain sera le sien. Elle se présentera la dernière avec, au bout, peut être un titre. Son cœur se met soudain à battre intensément. Un frémissement parcourt son corps et le chuchotement de la chanson Bodies du groupe Drowning Pool vient résonner dans son esprit. C'est le signal du début de sa routine de préparation. Juliette est dans sa bulle. Elle ne voit plus rien, ne dit plus rien et attend uniquement l'annonce de son nom.

Son corps se balance, lentement, au rythme de la musique. Ses bras ballottent le long de son corps pendant que sa tête bat la mesure. Son esprit la ramène le jour où son destin a basculé. Elle avait environ quinze ans, ses parents organisaient un barbecue dans le jardin avec une dame qu'ils connaissaient depuis peu. Ils avaient lourdement insisté sur l'importance de cette rencontre et la conduite irréprochable qu'ils attendaient de leurs deux filles. L'invitée était bavarde et très attentionnée. Elle questionna longuement Juliette sur ses ambitions professionnelles, son avenir. Elle s'intéressa également à Elsa, l'ainée en lui parlant du baccalauréat à venir et de ses études supérieures prochaines. Après le repas, les filles sortirent de table pour jouer au badminton plus loin dans le jardin.

Les adultes en profitèrent pour tenir une discussion plus sérieuse. Ils regardaient Juliette avec insistance, semblant l'analyser de la tête aux pieds. Elsa, qui jouait face à eux, lança à sa sœur :

- Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu vas avoir des problèmes.

Juliette se tourna.

- Tu as vu comment ils te regardent ? demanda Elsa.

Voyant qu'elle se tournait dans leur direction, son père l'appela.

- Juliette, mon ange, vient par ici un instant s'il te plait.

Elsa, ne pouvant continuer la partie seule, retourna à contrecœur prendre sa place à table.

- Tu t'appelles Juliette maintenant ? dit sa mère en souriant, lui faisant clairement comprendre qu'elle était de trop.

Vexée, Elsa quitta la table avec mécontentement. L'invitée demanda à Juliette de se tenir droite, et l'observa. Elle la fit tourner sur elle-même, puis marcher quelques pas. Juliette avait de long cheveux blonds légèrement ondulés et de grands yeux verts. Elle était grande, fine et portait une robe mi-longue orange pâle. Mal à l'aise suite à l'éviction de sa sœur, elle exécuta timidement les différents exercices.

- Comme tu es belle ! déclara la dame avec admiration.

- C'est sûr, répondit son père plein de fierté, elle est très jolie. Nous lui faisons confiance, elle saura utiliser ses atouts pour se forger une carrière professionnelle confortable.

- Et pour trouver un bon parti ! Enchaina sa mère.

Les adultes partirent dans un éclat de rire. Gênée, Juliette ne savait que répondre.

La voix du speaker scandant son nom ramène soudain Juliette à la réalité. Elle est prête. Elle se dirige vers l'entrée. Elle est la figure locale de l'évènement. Le public applaudira dès son apparition. Camille sera là, comme d'habitude au premier rang, scrutant ses moindres gestes. Malgré l'affection qu'elle lui porte, elle doit rester concentrée. Elle franchit le rideau, le public applaudit. L'esprit de Juliette reprend alors sa routine de préparation.

L'inconnue se tourna vers la jeune fille, lui posa les mains sur les épaules :

- Juliette, en septembre prochain je te propose de t'installer avec moi à Paris pour devenir mannequin. Je travaille dans la mode depuis de nombreuses années et je pourrai t'apprendre le métier. Je t'ai remarqué au spectacle de danse du conservatoire, ma nièce Jeanne que j'adore dansait avec toi. Si tu le souhaites, tu défileras bientôt pour Dior et Chanel. Tes parents sont d'accords, je m'occuperai de tout.

Juliette jeta un regard effrayé à ses parents. Sa mère lui fit un clin d'œil, fière et son père ferma le poing, un pouce en l'air d'un air satisfait.

Juliette est en place, prête. Elle se baisse, empoigne solidement la barre et, dans un hurlement de rage, lève les cent trente kilogrammes au-dessus de sa tête. Le public se lève et crie. Après quelques secondes, la charge retombe lourdement sur le sol. Elle ignore les performances réalisées par ses adversaires, mais elle est certaine d'une chose : elle a fait de son mieux.

Elle se remémore l'expression de dégout de ses parents lorsqu'elle était sortie de sa chambre le crâne rasé, le lendemain de cet étrange rendez-vous. Elle leur avait jeté à la figure tout son mépris et sa rancœur. Ils avaient organisé dans son dos un complot dans l'unique but de mettre en avant sa beauté afin d'en tirer bénéfice. Ce souvenir lui procure une sensation intense de bonheur. Elle passe la main sur son crâne lisse, contracte son biceps gauche et montre au public l'énorme dragon à double tête qui y est tatoué. La foule se lève de nouveau, scandant son nom. Juliette s'avance un peu, regardant Camille droit dans les yeux. Ses doigts forment un cœur, puis elle lui envoie un baiser. Camille est à ses côtés depuis tant d'années. C'est sur ses conseils qu'elle a orienté sa carrière professionnelle vers l'haltérophilie. Elle lui doit également sa préparation psychologique ainsi que son équilibre émotionnel. Camille lui avait recommandé d'utiliser cette histoire afin de faire monter l'influx nerveux avant chaque compétition.

Le speaker reprend la parole, annonçant la victoire de Juliette. Elle vient d'obtenir son premier titre de championne d'Europe d'haltérophilie dans la catégorie plus de quatre-vingt-sept kilogrammes à Strasbourg, ville qui l'a vue grandir. La jeune femme lève les bras au ciel en poussant un cri rauque. Elle fait quelques pas pour se rapprocher de Camille. Quelques journalistes se précipitent, immortalisant l'instant peu commun, une femme d'un mètre soixante-dix-huit pesant quatre-vingt-seize kilogrammes sert dans ses bras son mari, un gringalet d'un mètre soixante-cinq. Juliette l'embrasse, fait un signe à la foule et disparait derrière le rideau.

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