Le goût de l'esthétique (ceci n'est pas une romance)

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Chérie, t'ai-je déjà dit à quel point je suis fou de tes yeux fascinants ?

Je pourrais passer mon existence à les regarder, je les contemple encore en ce moment. Tu ne réponds pas, tes prunelles vertes me fixent intensément. Derrière leur barrière de verre, elles brillent d'une telle lumière malgré l'éclairage faiblard de notre chambre... rien ne pourrait m'éloigner de ces émeraudes plus précieuses que l'univers tout entier pour moi.

Nous sommes à présent unis pour la vie, pour le meilleur et pour le pire. Nous avons traversé le pire. Je ne veux plus penser qu'au meilleur à venir avec toi, mon amour.

Je me souviens de notre première rencontre, il y a trois ans à peine.

Pour te protéger de l'averse automnale, tu avais poussé la porte de mon petit café-librairie. Tu ne cherchais rien de particulier, simplement une boisson pour te réchauffer après avoir été surprise par la pluie.

Ta splendide chevelure flamboyait sous les lumières artificielles de mon établissement, remplaçant avantageusement le soleil caché par la grisaille de cette matinée. J'ai eu le privilège quelques semaines plus tard de laisser courir mes doigts dans cette magnificence cuivrée, d'en respirer les effluves fleuris, provenant de ton parfum favori.

Ce matin-là, tu étais ma première et unique cliente. J'avais donc tout le loisir de t'observer. Tes mains tremblaient légèrement en entourant le mug de chocolat chaud que tu avais commandé. J'ai ouvert le tiroir du comptoir pour prendre un essuie-main propre en tissu éponge moelleux. Ce n'était pas grand-chose, mais suffisant pour éviter que la pluie ne s'accroche davantage à ton corps, n'absorbe davantage ta chaleur.

Tu m'as adressé un sourire radieux en me remerciant. Tu as passé l'essuie-main sur ton visage, tapoté le haut de ta tête, essuyé tes épaules, et même le haut de ton décolleté. J'ai pudiquement détourné les yeux. Alors que tu ne dévoilais rien, mon imagination fertile le faisait à ta place.

Mon attirance pour toi devait être réciproque, tu es revenue quelques jours plus tard. Tes lunettes aux fines montures dorées installées sur le bout de ton adorable petit nez, tu t'es assise sur l'un des canapés. Longtemps, tu as lu une amourette en buvant un autre chocolat chaud. Je me suis surpris à penser à quel point j'enviais la boisson d'avoir l'honneur de toucher tes lèvres, de couler à l'intérieur de ta gorge pour ensuite faire partie de toi.

C'est toi qui as entamé la conversation, bousculant ma réserve naturelle. Mon aimée, je ne te remercierais jamais assez d'avoir pris l'initiative d'envoyer balader ma timidité.

À ta troisième visite de mon café, je ne sais pas ce qu'il m'a pris. J'ai tenté une approche extrêmement directe. Elle était tellement déplacée et contraire à ma vraie nature ! Tu as semblé surprise. Devant mon insistance, tu es partie précipitamment. Le cœur au bord des lèvres, j'ai couru après toi, et quelques mois plus tard, j'ai pu te convaincre de mon éternelle dévotion. Mon obstination est ma plus grande qualité.

J'ai découvert ta vie, tes habitudes, tes précieuses petites manies. Lorsqu'on ne pouvait se rencontrer, je t'envoyais des lettres enflammées, que tu as toutes gardées précieusement. Dans ces missives, je te confiais ce que je te dis maintenant : tout en toi me plait. Ta voix, ton visage, tes yeux, tes cheveux, tes mains, et, plus tard quand je l'ai découvert, ton corps tout entier.

Ta beauté a fait résonner mon irraisonnable sens esthétique. Tout en toi me touche. Ton rire, ton chant, tes pleurs, et même tes cris.

Notre histoire avait bien commencé, je ne sais pas comment elle a pu déraper. Heureusement, tout ça est dans le passé, et lorsque je m'émerveille devant tes charmes, lorsque je peux simplement profiter de ta présence comme maintenant, je suis heureux.

Je ne veux pas repenser au pire, et pourtant je suis hanté par ces souvenirs, par ces pleurs, par ces cris. Je suis incapable de t'en vouloir à présent mais à ce moment-là, le sentiment de trahison était en proportion de mon amour pour toi. J'ai cru mourir, j'ai voulu tuer l'autre homme dans ta vie, finalement rien de tout ça n'est arrivé. Nous sommes à présent ensemble pour le meilleur et pour le pire. Nous avons traversé le pire. Je ne veux plus penser qu'au meilleur à venir avec toi, mon amour.

Ma confession doit te perturber car tu ne réponds toujours pas, mais tes yeux admirables ne voient que moi. Les couleurs du crépuscule se reflètent dans les miroirs de ton âme, les teintant d'une couleur inédite.

Joyeux anniversaire, mon amour. Nous sommes unis depuis un an. Depuis un an, nous habitons ensemble, ma chérie. Quel bonheur !

Tu ne réponds pas ; tes yeux humides me regardent timidement, alors j'imagine ta réplique en les fixant. J'imagine ta voix pendant que j'admire tes merveilleuses pupilles, à travers le verre du bocal, à travers le liquide de conservation dans lequel elles nagent.

Voilà un peu plus de deux ans, tu m'avais rejeté lorsque j'ai essayé de me rapprocher de toi, et caressé tes doux cheveux de feu. Tu étais partie précipitamment de mon café et tu n'étais plus jamais revenue.

Je t'ai envoyé des messages d'amour, que tu as tous gardés. Puis, je me suis obstiné à te suivre à ton insu. Je t'ai vue avec lui, ça m'était insupportable. Lorsque je t'ai confrontée, tu m'as crié ta haine et ton horreur, tu m'as dit avoir transmis toutes mes lettres à la police. Tu m'as ricané au nez en me déclarant que tu n'avais d'yeux que pour lui.

Puis, pendant des semaines, tes yeux ont pleuré, ta voix enrouée me suppliant de te relâcher. Pourquoi donc voulais-tu t'enfuir à ce point ?

Tu refusais de regarder dans ma direction ; à présent, tes yeux ne peuvent plus voir que moi. Tu refusais de m'offrir ton cœur, je te l'ai volé. Cet autre bocal si précieux est posé juste à côté de celui contenant tes sublimes pupilles.

Tu habites depuis un an chez moi, et j'espère bien pour toujours.

Après tout, les autorités n'ont jamais retrouvé le tueur du propriétaire de ce café-librairie dans lequel tu t'étais réfugiée par un pluvieux matin d'automne. Ils ont même mis trois mois pour retrouver le corps, décédé peu avant ton arrivée dans son établissement.

Ils ne nous trouveront pas non plus.

Plus rien ne nous séparera.

Chutes Libres (Recueil de nouvelles)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant