Cet opuscule est une liste de procédés de la mauvaise foi exaspérante et stérile. Tout ce qui, dans un débat, ne vient pas au fait et détourne de l'exercice méthodique de la raison, tout ce qui éloigne de l'objectivité et ne cherche que des effets d'adhésion pour soi ou de rejet pour autrui, y figure en énumération systématique avec terminologie latine et exemples, provoquant l'agacement lié au souvenir de toute controverse où quelqu'un a préféré détourner le sujet de la recherche sincère et impartiale de la vérité – expérience commune, désespérante routine à notre époque de l'effort suffoqué. L'origine de cette tendance ne se situe pourtant guère dans quelque stratégie ou tactique préparée, ni dans quelconque machiavélisme assumé et conscient, ni dans n'importe quel entraînement rhétorique ; elle est à distinguer presque exclusivement dans la volonté de « garder la face » quand on se sent en position de la perdre : il s'agit alors de déplacer l'enjeu de la polémique non sur la vérité qui s'échappe et dont on se devine lentement démuni – ce qui peut revenir à se savoir dépossédé de tout jusqu'à soi-même –, mais sur l'interlocuteur qu'on veut démettre, par urgence ou par vengeance, de son air de domination, de sa prestance, en laquelle on suppose le souhait de nous réduire, de nous vaincre, de nous annihiler, au lieu seulement d'annuler logiquement et impersonnellement notre thèse.
Or, pour arriver à une telle conception du débat et notamment à une si grande crainte de passer pour faible et d'être défait sur le plan de la vérité, on doit ressentir une fébrilité préalable qui est comme un ridicule intérieur qu'on redoute de révéler. Quelqu'un qui s'inquiète de son image au point de déraisonner n'a pas foi en lui et ne se préoccupe pas tant de sa profondeur que de sa superficie : il veut conserver son apparence de solidité et d'éternité de jugement, mais il n'a cure de déplacer ses vues dans le domaine de l'exactitude pour affiner ses opinions ; c'est, en somme, un être de positions, là où la vérité, tant qu'on n'est pas, par sa puissance acquise, comme destiné à être partout victorieux, consiste toujours en une guerre de mouvements, car on ne saurait, je pense, être sage avant d'avoir longtemps réformé ses avis – c'est une évidence qu'on sent par l'expérience et qu'on préfère donc dissimuler par bravade. Voilà pourquoi toute tentative d'écrasement en-dehors de la sphère rationnelle, c'est-à-dire toute volonté autre que de se perfectionner dans l'appréciation du vrai, me paraît toujours un indice et même la preuve d'un doute intime, ce doute qui, lorsqu'on est acculé à la faute, tient à se précipiter hors d'affaire par une violence qui ne respecte pas les règles du jeu. Ainsi, chaque fois qu'on se croit dépassé par son adversaire, on commet une triche, à la fois par frustration de ne pouvoir rivaliser et par souci d'infliger au « physique » la blessure qui sera la contrepartie de son propre orgueil blessé. Il faut se sentir – donc vraisemblablement pas tout à fait se savoir – inférieur pour recourir à l'abus comme en une partie de cartes l'on n'est tenté à l'anti-jeu que lorsqu'on se trouve perdant et impotent à l'emporter par d'autres moyens. Il faut ainsi craindre beaucoup plus de soi-même que de l'autre pour en arriver à l'extrémité de la mauvaise foi dans une controverse, il faut trouver par exemple qu'on est mal à l'aise, qu'on n'a pas les compétences requises, il faut en avoir vaguement conscience, du moins percevoir sa limite, et jouer alors un jeu de duperie selon des raisons alternatives c'est-à-dire des procédés spécieux. On prétendre cependant avoir raison pour quelque intérêt vénal lié à la fois à l'estime-de-soi qu'on tient à forcer et à l'image publique qu'on a patiemment bâtie sur quelque vantardise, mais c'est au risque, sur un tort bien démontré, que tout s'écroule ensemble et qu'on passe enfin longtemps pour ce qu'on est, c'est-à-dire un simulacre ou un fanfaron. Mais au contraire, on gagne toujours à être modeste au sujet qu'on ignore ou qu'on connaît peu, parce qu'on s'épargne ainsi de s'enfoncer dans des embarras dont on ne saurait sortir sans honte et par des biais difficultueux, encore doit-on au préalable être en mesure de reconnaître la différence entre ce qu'on sait et ce qu'on ignore, ce qui implique au moins de savoir quelque petite chose, distinction qui n'est pas du tout évidente au Contemporain parce qu'il n'entend plus, à force de tout méconnaître, ce que signifie la certitude d'être expert en tel domaine, par conséquent c'est faute d'être bon en un seul sujet que, se croyant égal en tous, il panique à l'idée d'être défaussé d'une seule connaissance, ce qui revient soudain pour lui à être reconnu universellement nul. Autrement dit, si le Contemporain manque de distinguer ses savoirs (de ses lacunes), c'est parce qu'il n'en possède pas. C'est, en somme, parce que j'ai acquis la connaissance de spécialités qui suffisent à me valoriser d'un côté que, sans hésitation ni douleur, j'avoue sur-le-champ ce qui me fait défaut, n'ayant pas l'usage de recourir à des tromperies pour atteindre à des succès que je priserais peu et qui m'humilieraient les sachant de faible valeur cependant que je me sais sur maints autres sujets en pleine capacité de triompher justement parce que j'y suis plus propre qu'aucun autre. En quelque sorte, les victoires que je me devine sur des sujets où j'excelle compensent maintes défaites que je puis avoir sur d'autres de façon que je n'en tire aucune façon d'humiliation – une voix en moi me dit alors, au moindre soupçon de vexation : « Mon adversaire l'a bien emporté ici, mais sur plusieurs autres sujets il ne rivaliserait pas », et voilà, s'il était besoin, qui suffit à me consoler d'une infériorité que, puisqu'elle n'est que ponctuelle, je ne redoute plus d'admettre volontiers (même si cet aveu d'incompétence ne m'empêche pas de signaler parfois ce qui manque à mon contradicteur pour prétendre à me dominer).
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
SachbücherDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.