Chapitre 1

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LE VOYAGE DE RUOMA


I


Il fait chaud ce matin. C'est bon. J'entends le gazouillis des oiseaux et le bourdonnement des insectes.
Une voiture passe. Une autre démarre. Moi, j'ai les yeux fermés et j'entends tout ça. Il fait vraiment chaud. Le soleil, lui, il est fidèle. Il sera toujours chaud. Aujourd'hui, c'est mon septième jour de vie normale. Je sors de prison. J'y ai passé trente ans. Une vie quoi.
La mienne.
Une erreur judiciaire. C'est vrai, et puis non laissez tomber. Ça fait trente ans que j'ai compris qu'on s'en foutait. Et puis, qui je suis moi pour qu'on s'y intéresse? Y a tellement de merde dans ce monde. Trop même. Alors une fois ça dit, tout est dit.
A croire vraiment comme qu'il disait Slobodan avec son accent slave : "L'homme est un vichelard par natoure". Comprenez : "L'homme est un vicelard par nature."


II



Slobodan, c'était un brave gars. Un russe. Pas con le mec. Il avait lu tous ses classiques et même qu'il s'en vantait. Qu'il disait "Ché frai, ché long, ché pas des nouféles mais ché difin". Ce qui voulait dire : « c'est vrai, c'est long, c'est pas des nouvelles mais c'est divin. » Il parlait des Guerre et Paix, des Frères Karamazov et des âmes mortes. Des gars d'chez lui dont il était fier. C'est grâce à lui que je souris aujourd'hui quand j'entends samovar ou Tolstoï.
Il est mort salement. Pourquoi. Parce que c'était un naïf le brave gars. Il avait foutu une raclée à Pedro. Même que Pedro depuis, il lui manquait les deux dents de devant. Il était bien beau avec son sourire édenté. Pedro, c'était un peu le Staline de la prison. Alors Pedro, il violait tous les fromages. Un fromage, c'était le sobriquet qu'on donnait au nouveau venu, jeune, frais, dont les fesses blanches rappelaient celles des femmes. Je sais bien, elle est pas très élégante la poésie en prison mais que voulez-vous rien là-bas n'est élégant. Et Slobodan, ça le rongeait que de voir tout ce merdier chaque semaine. Alors, un jour, il lui darde un regard impitoyablement haineux. Pedro, lui, il répond "té vou koi lé roussé, té vou soucé mis dos cojones".
Bref, pas joli à traduire.
Et là, Slobodan, il est beau à voir. Un héros grec. Il saute dessus comme un guépard. Il le maîtrise à terre. Et puis c'est une cascade de baffes, un torrent de droites et de coups de boule répétés. Je me souviens bien. J'ai aimé entendre ces craquements, voir ce sang qui fusait. Je crois avoir joui quand j'ai vu ces deux dents voler à cette ordure.

III


Le lendemain, Slobodan, il était mort. Salement mort. Ça dure pas les héros en prison.
Ça existe, c'est sûr, mais ça dure pas à cause que ça meurt trop vite. Alors nous autres, c'est pas qu'on est lâches mais c'est qu'on s'rend compte que misérable vivant c'est quand même mieux que héros mort. On apprend vite à mourir de l'intérieur pour survivre à l'extérieur et quand on l'a pas appris, on finit comme Slobodan : vivant pour ses idées, assassiné par elles. Enfin, ça, c'est du passé. Déjà une semaine que je suis sorti. Décidément, il fait vraiment chaud. C'est le deuxième T-shirt que je change.
C'est bon le soleil et en plus c'est pour tous. Même en prison, le soleil, il nous oubliait pas.



IV


J'aurais jamais cru que ce qu'ils appellent la société évoluerait aussi vite. Trente ans, tu m'étonnes. C'est normal que je sois surpris. Et puis ça m'plaît pas. Je préfère la prison. Que c'est moche la société. Peut-être plus que la prison. Probablement. Sûrement. En prison, les sourires, les mines affectées, les trucs hypocrites, le superficiel et les simagrées ça existe pas. Là-bas, c'est tout en face. Du direct. Pas d'temps à perdre avec ces conneries.
Je t'aime pas, je te casse ta gueule. Je t'aime, je te viole.
Mais au moins c'est franc. Ici, tu sais jamais si les gars ils t'aiment ou pas.
Tiens, la terrasse se remplit. Ça me déplaît dès qu'il y a du monde.
Je rentre dans ma chambre.



V


J'écoute la neuvième symphonie. C'est Karl, un autre voisin de cellule. Qu'il l'aimait bien son Beethoven. Depuis moi aussi. Qu'il arrêtait pas de nous en parler à longueur de journée. C'était un grand monsieur le Ludwig. Qu'à ce qu'il y paraît, il avait prévu de se suicider, qu'il était sourd et dépressif et qu'avec tout ça le bonhomme il te pond un hymne à la joie si beau, tellement émouvant, saisissant et impétueux qu'on s'demande parfois si c'est pas plus mal qu'il soit passé par autant de galères. Et que même une fois le sacré Beethov, qu'il nous cassait les oreilles Karl, il est devant un prince et il refuse de composer par conviction idéologique. Le prince, il s'indigne, le menace de lui couper les vivres. Le compositeur, un vrai monsieur qu'il répond que ce qu'il est le prince c'est le fruit du hasard, de la naissance et que c'qu'il est lui, c'est lui. Que des princes y en a eu des milliers, y en a et y en aura, mais que des Beethoven y en a qu'un. Si ça c'est pas un vrai monsieur qui croit à ses idées, alors j'y connais rien moi. Comme si j'connaissais quelque chose moi, tout c'que je sais c'est grâce aux autres. D'un autre côté, les autres aussi j'crois. Je m'en souviens de cette anecdote qu'il arrêtait pas de nous répéter Karl au moins une fois par jour en prenant une attitude fière. Il la répétait sa phrase avec un rire d'enfant, ses yeux rêvaient encore dans ce merdier quand il parlait de son Ludwig.



VI


Le pauvre Karl. Il savait pas qu'il allait se faire violer. On l'aimait bienKarl, Slobodan et moi. Mais ce rat de Pedro, il l'aimait beaucoup plus. Tout commeil préférait Léon.
Léon, ah Léon !
Y avait pas plus sage et doux comme garçon.
Lui, c'était Hugo son idole. Il fallait pas lui dire du mal de son Victor. EtVictor par ci et Victor par là et tenez que je vous rajoute du Victor à lacantine et tenez que je vous remets une disquette de Victor à la pause. EtVictor il a défendu ses idées exilé sur un rocher pendant que la Francebaignait dans le champagne de l'empire, et Victor il a osé défendre lesmisérables devant l'assemblée, et Victor il est tellement fort que quand il aenvoyé son poème à l'académie française à l'âge de 15 ans, on lui a pas donnéle prix parce qu'on a cru à un canular tant nul ne pouvait croire un adocapable d'autant de maturité et de génie... Bref on pouvait plus l'arrêter unefois lancé.
Normal, lui, il voulait devenir écrivain. Il avait presque trente ans et pournous convaincre il nous disait souvent : « toute façon, même à trente ans y aencore le temps, Cervantès a eu sa gloire à 58 ans, Hemingway à 51 ans, Molièreà 37 ans... » Je me demande des fois si c'était pas pour se convaincre lui-mêmequ'il nous répétait ça. Et même quand il nous déversait sa longue liste dedates de succès de ses grands écrivains, il fallait quand même qu'il terminepar son Hugo : « y a que Victor qui a commencé sa gloire à 19 ans ! »
Et il hochait de la tête souriant comme un fou puis reprenait d'une voix àpeine audible : « mais bon ça c'est Victor ! » d'un air de dire qu'on secompare pas à son Hugo.
Vraiment un brave garçon. Lui, pareil que Slobodan, il s'était insurgé. Ilavait attendu le moment que Pedro baisse son froc et avec un couteau de cuisineil lui avait coupé net le cou à ce porc qui saignait. Il lui avait coupé le coumais il se coupait par la même occasion ses chances de sortie. Et dire quec'était par une foutue malchance qu'il se trouvait dans ce taudis. Il étaittombé sur une folle qu'il voulait quitter à cause qu'il la trouvait dangereuseet hystérique. Pas stable la femme qu'il nous racontait. Possessive et passtable, terrible association. Elle le sentait lui échapper, vouloir le divorce,alors un soir elle se déchire des lambeaux de sa robe, se gifle et appelle lesflics. Et comme Léon était noir et que ladite femme était blanche, on a tout desuite pris le noir. Même avec ça cet idéaliste il refusait net toute théorie dediscrimination, il se récriait à chaque fois: « je t'assure que ça n'a rien àvoir avec ma couleur, ma femme si tu l'avais rencontrée était une superbeactrice et moi c'est ce qui m'a toujours manqué. »
Enfin, bien loin tout ça maintenant.
Tiens, j'ai froid là.
De plus en plus. Pourtant, le soleil est toujours là. Y a des rais de lumièrequi passent. J'ai froid. C'est bizarre, je sens comme des frissons d'extase.
Je suis bien.
Vraiment bien.
Enfin, je me sens en paix.
C'est vrai qu'elle est belle la vie.
Je me sens partir.
En paix. En paix. En paix
...
Un journal peu notoire, très engagé, parfois même virulent, publiait unesemaine plus tard un article sur le sujet dont voici peut-être le plus éloquentpassage (le reste de l'article faisait plus état du thème de la réinsertion quede l'exemple de Ruoma) :
" Le suicide de Ruoma fut constaté sans plus de surprise. Evénement sommetoute régulier et fréquent, fréquence qui l'a peut-être rendu banal dans cettemaison de réinsertion. Réinsertion dans quoi d'ailleurs? Réinsertion dans lamort ? Pourquoi le gouvernement ne s'en préoccupe pas?...Peut-être parce quepersonne ne s'en préoccupe..."


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⏰ Last updated: Oct 14, 2021 ⏰

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Le voyage de RuomaWhere stories live. Discover now