De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Thomas de Quincey, 1854

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À l'origine de certaines apparentes révolutions de pensées, au fondement même de certains iconoclasmes ostensibles, dès l'intention de certaines indécences programmées, il se rencontre plus de convention et de complaisance qu'on ne pourrait croire à première vue, de sorte que si l'expression ne semblait pas contradictoire, on dirait qu'il existe des inconvenances tout à fait convenues : c'est ce qu'un bon philologue serait en droit de démêler s'il avait à exprimer sur ces textes sa compétence. Au XIXe siècle, par exemple, admettre dans un ouvrage qu'un crime peut être regardé, selon ses circonstances, son succès et la hardiesse de son entreprise, comme une œuvre d'une plus ou moins grande beauté c'est-à-dire d'une réussite plus ou moins conforme à son intention, voilà qui ne paraît que d'une faible audace, d'une liberté d'arrière-garde, douteuse à qui sonderait vraiment la mentalité de l'écrivain et de l'époque. Si au surplus cet ouvrage ne cessait prudemment de circonstancier son appréciation de l'assassinat de façon à ne jamais inviter d'en commettre, à en dissuader même toute tentative, et à condamner le crime tout net comme immoral, de surcroît s'il se contentait d'en retracer sans force méthode les modèles les plus flagrants, non sans user d'un ton de détachement distingué et de plaisanterie affectée, émaillé (ou encombré, selon l'avis) de digressions élégantes, de drolatiques sophistications wildiennes, de plaisants paradoxes swiftiens, si l'on considérait enfin que l'ensemble est rédigé de façon qu'on discerne sans mal la hâte avec laquelle il a été écrit rien qu'à dénombrer les lacunes d'enchaînements et l'incomplétude générale des portraits, il y aurait beaucoup à redire sur De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts de Quincey du point de vue de la motivation du livre, ou, si l'on préfère, de son argument. Si j'ignore quelle sensation il a réellement produit dans la première moitié de ce siècle, on doit, je pense, positivement reconnaître que l'essai vise davantage au scandale qu'il ne constitue véritablement un scandale, tant il paraît se défendre de la matière même qu'il contient. On trouve ainsi bien des auteurs qui ont fabriqué de toutes pièces les conditions d'un trouble ou d'un choc – car enfin, rien n'obligeait Quincey à développer cette idée ni à utiliser un titre si manifestement fait pour attirer l'attention – et qui, entre les pages où l'on s'apprête à rencontrer les immoralités annoncées sur la couverture, s'excusent d'avoir paru outrecuidants et prennent toutes les précautions pour lever le « malentendu » de l'exergue qui l'a fait acheter et empêcher dès lors qu'on le considère malséant et qu'on s'en plaigne. Il me semble qu'un pareil procédé finalement déplaît à tout le monde, que ni le puritain offusqué par cette montre ni le curieux appâté par cet étalage n'y trouve satisfaction ; l'un crie à l'excès et à l'horreur, l'autre à l'insuffisance et à la déception ; c'est de toutes les manières une racole qui vante ce qu'on ne trouve point dans la marchandise et qui ne peut manquer de laisser le chaland, n'importe lequel, dépité ou ennuyé. Du reste, si l'on y regarde, on verra que l'idée directrice n'est pas si riche, pour autant qu'on soit assez décomplexé pour trouver que n'importe quelle action peut être bien ou mal réalisée, qu'elle soit neutre, bonne ou mauvaise – ce n'est pas d'une grande nouveauté d'estimer la qualité d'un meurtre. Quant à vérifier quels seraient les critères d'un « bel » assassinat, ce qu'on espère logiquement pouvoir disputer dans le livre, inutile d'attendre ces explications, Quincey se contente de linéaments flous, ayant perdu la méthode qu'il se proposait en chemin : c'est à ça qu'on voit que son travail fut rédigé en vitesse, car il oublie en cours d'écriture la finesse des développements qu'il avait l'air de promettre et qui auraient fait tout l'intérêt de son propos, il ne fournit en définitive rien de considérable là-dessus, il faut se contenter d'exemples inapprofondis, le narrateur lui-même ne peut que signaler son absence de conséquence en évoquant le temps dont il ne dispose point pour mener à bien son étude. Dommage ! Occasion manquée ! Fausse annonce ! Et ce n'est pas tant pour mon plaisir de lire des énormités que pour l'intérêt d'un discours éloquent sur le paradigme d'un « bel » assassinat, car voilà qui eût induit un joli retournement de perspective ! Le lecteur manque ici de substance, il ne reçoit que le clinquant d'une thèse excitante, avec l'énumération rapide de quelques cas que lui fournit l'Histoire la plus prochaine, à la tonalité légère d'une joyeuse compagnie, imaginant une sorte de club d'amateurs comparant les assassins et la beauté de leurs réalisations, au lieu de la densité et de l'étrangeté d'une œuvre d'art, profonde et méditative.

Je ne contesterai pourtant pas combien la dernière partie du livre, intitulée « Post-scriptum », rédigée des années après et en formant environ la moitié, est d'une superbe facture, bien supérieure au reste et assez disparate en qualité et en intérêt. Quincey y relate principalement, en une abondance de détails dans un style terrible et une atmosphère fascinante, les crimes réels d'un dénommé John Williams commis en 1812 (ou en 1811 selon d'autres sources), à Londres, dans le district de Wapping, d'une haute pertinence par la façon dont il illustre le caractère méthodique et déterminé de certains tueurs en série. Ce rapport, qui use du prétexte d'un assassinat efficace et cruel pour en retracer les minutieuses circonstances, est d'une impressionnante vivacité d'effets terribles et d'une pénétration psychologique assez visionnaire au XIXe siècle. L'extraordinaire technicité de l'écriture permet la peinture juste et vibrante de l'acte abominable d'un criminel sis en-dehors de l'humanité, jusqu'à une délectation d'effroi enivrante et d'une crédibilité folle. C'est toute l'expérience de l'anormalité que Quincey excelle à faire revivre, et l'on croit lire, tans c'est éloquence et pathétique, quoique en plus pittoresque et moins documenté, quelque prédécesseur à De Sang-froid de Capote ou au travail de Cornwell sur Jack l'Éventreur. Cette plongée pure, d'une violence absolument vraisemblable, dans les intentions et le déroulé d'un assassinat, d'un réalisme frappant et relevé d'une telle plume, à la fois journalistique et analytique, s'oppose à la grandiloquence goguenarde et superficielle des parties antérieures, au point qu'on croit lire un regret, un repentir, une épanorthose, avec cette adjonction faite plusieurs décennies plus tard et qui signale comme l'échec intériorisé et reconnu de tout ce qui précède et qui eût mérité cette forme exactement stylisée pour produire le trouble du « crime comme beauté ou comme art ». Je puis me tromper, bien sûr, en prétendant à cette sorte de rétractation de l'auteur contre son « enfance de l'art » après avoir irrémédiablement abîmé, dans son empressement, le sujet même de son étude, potentiellement élevé et profond, mais je crois vraiment que, son œuvre devenue célèbre, il lui était impossible de l'annuler et la refaire, et qu'il la rallongea donc pour ne pas tout à fait la désavouer et afin que sa qualité moyenne en fût rehaussée, procédé moins radical que l'effacement pur et simple, et assez sage, plus sage en tous cas que la dissimulation ou l'abandon. Il faudrait commencer la lecture par cette fin et se servir du début uniquement comme une anecdote ou une sorte de dossier, sans y prêter plus d'attention qu'à une certaine légèreté étonnante de ton et aux documents probablement peu renseignés relatifs aux criminels « exemplaires ». Légèreté d'humeur et inexactitudes factuelles qui caractérisent tout ouvrage un peu bâclé, sans efforts ni densité. Il est donc heureux qu'il y ait ce « Post-scriptum » pour ne pas désespérer d'emblée des ouvrages ultérieurs de Quincey.


À suivre : Les braves gens ne courent pas les rues, O'Connor


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« Sur ces motifs d'alarme comme sur d'autres (Mme Williamson, notamment, passait pour posséder une quantité considérable d'argenterie), le journalier méditait anxieusement ; et il pouvait être minuit moins vingt-huit ou moins vingt-cinq quand tout à coup, avec un fracas qui proclamait une main animée d'une hideuse violence, la porte de la rue fut soudain claquée et verrouillée. Il était donc là, sans nul doute, ce démon enveloppé de mystère du n°29 de Ratcliffe Highway. Oui, cette épouvantable créature, qui depuis douze jours occupait toutes les pensées et toutes les langues, était maintenant, trop certainement, dans cette maison sans défense, et allait dans quelques minutes se trouver face à face avec chacun de ses habitants. Une question flottait toujours dans l'esprit du public : y avait-il eu, chez Marr, deux hommes à l'œuvre ? Si oui, il y en avait deux à présent ; et l'un des deux se mettrait aussitôt en devoir de faire la besogne d'en haut, puisque, de toute évidence, aucun danger ne pouvait être plus immédiatement fatale à pareille attaque que l'alarme donnée aux passants d'une fenêtre de l'étage. Pendant une demi-minute, le malheureux saisi de panique resta immobile, dressé dans son lit. Puis il se leva, et son premier mouvement fut d'aller à la porte de sa chambre. Non pas dans le dessein de l'assujettir pour résister à une intrusion : il savait trop bien qu'elle ne comportait ni serrure ni verrou, et il n'y avait dans la chambre aucun meuble déplaçable dont on pût se servir pour barricader la porte, même si l'on avait le temps de faire semblable tentative. Ce ne fut point un effet de la prudence, mais simplement la fascination d'une peur mortelle qui le poussa à ouvrir la porte. Un pas le mena au haut de l'escalier ; il pencha la tête par-dessus la rampe pour écouter ; et à ce moment, du petit salon, monta ce cri d'agonie de la servante : "Seigneur Jésus ! Nous allons tous être assassinés" ! » (pages 159-160)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant