Le monde oublié

Chapitre 1

Tout le monde a besoin d'être seul.

Pour certaines personnes, plusieurs jours sont nécessaires, pour d'autres, quelques minutes suffisent. Moi, c'est le soir, après le lycée, avant de retrouver ma famille d'accueil que j'ai besoin d'être seule pour réfléchir. En fait, je me suis toujours demandé pourquoi ils m'avaient adoptée.

Je me rappelle le jour où, à l'orphelinat, on m'avait dit de rassembler le peu d'affaires que j'avais pour partir avec les personnes qui allaient devenir ma nouvelle famille.

Je n'avais que six ans à l'époque. Ils se sont occupés de moi comme si j'étais leur propre fille, ils m'ont appris tout ce que je ne savais pas sur notre monde, ils m'ont aidée pour l'école puis pour le début de mon collège, ils m'ont soutenue dans les moments plus difficiles mais étaient aussi avec moi dans les plus joyeux.

Puis, ils m'ont annoncé qu'ils attendaient une autre petite fille. J'ai toujours voulu avoir une sœur ou même un frère alors j'attendais ce bébé avec impatience. Pourtant ce fut loin de toutes mes espérances. À partir du vingt-trois mai deux mille quinze, le jour de sa naissance, ma vie a littéralement changé. L'homme et la femme que je considérais comme mes parents ne se souciaient plus de moi. J'étais devenue invisible à leurs yeux.

En tout cas, c'est ce que je ressentais. J'avais onze ans, et maintenant cinq ans plus tard, rien n'a changé.

Alors le soir je viens ici, au parc de mon lycée, pour imaginer comment pouvaient être mes parents et la vie que j'aurais pu avoir à leur côté.

Je ne sais pas pourquoi mais j'ai toujours supposé que mes yeux bleus étaient semblables à ceux de ma mère, mais que mes cheveux bruns et mes taches de rousseur, je les tenais de mon père. Ils étaient très heureux ensemble, peut-être mariés, et puis pourquoi pas avoir une sœur ? Plus agréable que celle que j'ai ajourd'hui bien entendu, avec qui je m'entendrais parfaitement. On serait une petite famille unie sans véritable problème.

Un klaxon me fait soudain sortir de ma rêverie, me rappelant où je suis. Il ne reste plus beaucoup de monde autour de moi, pourtant la circulation, elle, est abondante. Des bruits de moteur résonnent dans mes oreilles, je ferme les yeux pour me calmer et me concentre sur la légère brise qui me caresse le visage et se glisse dans mes cheveux.

Je n'ai jamais apprécié avoir autant de bruit autour de moi. J'essaie de trouver des endroits calmes pour me poser, mais en ville, c'est presque impossible.

Une fois apaisée, je regarde ma montre : dix-huit heures trente. Il faut que je me dépêche de rentrer. En me dirigeant vers la sortie du parc qui se trouve à quelques mètres de moi, je remarque un jeune homme qui me fixe. Je me fige. Son regard est braqué sur moi. Il ne bouge pas non plus. L'ombre d'un arbre masque une partie de son visage ce qui lui donne une allure encore plus effrayante.

Sur l'instant je prends peur et veux courir le plus loin possible, mais malheureusement ma curiosité a toujours été plus forte que mon angoisse. Je l'ai souvent regretté, comme aujourd'hui, maintenant que je me dirige vers le garçon, intriguée. Je n'ai jamais pu tolérer les personnes qui regardent des inconnus de cette façon. Si je prends le risque d'aller le voir, c'est seulement pour le remettre à sa place.

Il m'observe d'un air surpris, regarde son poignet, moi, puis son poignet une bonne dizaine de fois tout en gardant la bouche ouverte d'un air médusé pendant que je marche vers lui. Ses cheveux châtains tombent sur son visage aux traits déformés par l'incompréhension. Il arrête soudain ses allers-retours pour me scruter de ses yeux noisette tout en prononçant :

— Tu me vois ?

Étonnée par ses paroles et son ton direct, je réponds légèrement agacée :

— Bien sûr que je te vois, comme tout le monde. Par contre, tu pourrais me dire pourquoi tu m'observais il y a quelques secondes ?