Le Rituel de Chaume

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- Tu sais, un jour un scientifique demanda au Dalaï-Lama, « Que feriez-vous si quelque chose de scientifique réfutait vos croyances religieuses ? » Et il dit, après mure réflexion, « Je regarderais tous les papiers. Je regarderais toutes les recherches et j'essaierais réellement de comprendre ces choses. Et à la fin, s'il est clair que les preuves scientifiques réfutent mes croyances spirituelles, je changerais mes croyances. »
- C'est une bonne réponse.
- Et toi, que ferais-tu si quelque chose de spirituel réfutait tes croyances scientifiques ?
I Origins


On ne peut pas imaginer ce que c'est sans l'avoir vécu. Être seul en forêt la nuit. À l'affût de la moindre présence dans le but d'échapper au regard des participants à un rituel où nous sommes tout à fait indésirés. L'ombre de la nuit est si lourde que chaque pas semble nous promettre une mort violente. Pire encore que la noirceur, le froid, la peur d'être découvert, le stress d'être entendu, c'était la raison profonde du danger qui pesait derrière ce culte. Quelles étaient ces croyances oubliées et confuses qui poussaient ces paysans, pourtant si enracinés dans le sens pratique des choses, à venir bigoter selon les lunes saisonnières ? De plus mon camarade semblait faire référence à quelque chose de concret et non pas de simples prières païennes. Qu'est-ce qui pouvait bien se cacher derrière tout ça ? J'envisageai presque la farce. À moins que cette idée n'ait été produite par mon cerveau afin apaiser mon inquiétude émotionnelle qui rendait toute sensation presque insupportable. J'apercevais à présent quelques lumières autour de cabanes presque en ruine. Un feu se préparait. Quelques silhouettes encapuchonnés s'attelaient tranquillement aux derniers préparatifs. Plus j'observais la scène, plus je remarquais que quelque chose clochait.
Certaines silhouettes me semblaient nouvelles.
D'autres avaient disparus. J'étais pourtant sûr de ne pas avoir été vu.
Quelque chose ne collait pas.
J'ouvrais alors toute ma sensibilité dans une attention totale à tout ce qui m'entourait. Et c'est là que je l'entendis. Un bruit lointain et sourd. Mais ce bruit venait du sol. Je me rappelais alors le récit délirant de Gabriel. Le rituel avait lieu en surface afin de faire venir une divinité en sous-sol. Je devais savoir. Il fallait tenter le tout pour le tout. Au pire, si je suis pris, ces gens ne me tueraient pas. Enfin je l'espérais. Je m'approchais discrètement, à l'affût d'une trappe ou d'une entrée de cave. Je trouvais alors quelques capes vraisemblablement posées là en cas de manque. C'était maintenant ou jamais. Je m'habillais comme eux. Avec ma capuche je passerais certainement inaperçu. Du moins suffisamment longtemps pour voir ce dont Gabriel m'avait parlé. J'entendis des pas et une trappe s'ouvrir. Le bruit venait effectivement d'en bas. Il y avait manifestement plusieurs entrées. Je m'approchais alors innocemment près du feu, pour faire mine de me réchauffer. Je sentis une présence m'observer, ce qui me provoqua une trombe de panique et des sueurs froides. Un des paysans cultiste s'adressa à moi :
- Apporte les dernières pièces en descendant. C'est pour bientôt.
Ça n'était clairement pas le moment de jouer les Cyrano. Je m'avançais vers lui en cherchant autour de moi ce qu'il pouvait entendre par « pièces ». J'aperçus ce qui semblait être des reliques ou des sortes de bijoux étonnant. Je n'avais jamais rien vu de tel. C'est-à-dire que ces objets me semblaient tout à fait inconnus ou étrangers. Il n'y avait aucun aspect asiatique ou oriental, ni même islamique ou européen. Ou bien un odieux mélange de tout cela à la fois. Je m'approchais des « pièces » et m'avançais vers l'entrée du sous-sol bien caché derrière ma capuche. Personne ne s'attendait à ce qu'un intrus ce soit glissé clandestinement dans un rituel secret au milieu de nulle part. C'est certainement ce qui explique la facilité avec laquelle j'ai pu me fondre dans la meute des cultistes encapuchonnés. Le bruit était de plus en plus sourd et profond. En descendant je sentis l'humidité remonter, comme si une source d'eau était accessible en profondeur. J'arrivai alors dans une pièce sombre sans mur bien défini, comme si la roche avait été creusée bon an mal an. Se pourrait-il que plusieurs lieux de cultes de ce type soient présents dans les sous-sols de la région ? Je commençais à comprendre que cette pièce boueuse, humide et éclairée par quelques torches avait été adaptée de telle sorte qu'une source d'eau souterraine pouvait émerger dans une sorte de bain dont la chaleur diffuse rendait l'atmosphère supportable. Je suis très éloigné de ce qu'on pourrait appeler un « physicien », néanmoins il me semblait que la présence d'une source d'eau sans même que cette étrange crypte païenne ne soit immergée devait être le fruit d'un subterfuge inconnu car c'était à l'évidence naturellement impossible. Je songeais au récit de la Nouvelle Atlantide qui organisait toute la société en modifiant les lois naturelles grâce à divers procédés technologiques. Cependant cette cave ressemblait davantage à une grotte de fortune qu'à l'expression d'un esprit scientiste développé. Donc à moins d'une forme de magie, c'est sûrement moi qui manquais de connaissance en physique pour comprendre ce que je voyais. Je remarquai alors la source du bruit source qui m'avait attiré jusqu'ici. Un genre de machine à mi-chemin entre le marteau-piqueur et le fendeur de bois était activée pour frapper la roche autour du trou d'eau. Je ne sais pas si ce trou d'eau venait d'être ouvert, si cette machine servait à creuser davantage les bords de la cave ou pire encore, si elle servait à appeler quelques entités blasphématrices capables de l'entendre. Étant donné le bruit sourd et profond que la machine faisait en résonnant de manière cauchemardesque dans la roche souterraine, la dernière hypothèse ne me semblait pas dénuée de Raison. C'est alors qu'un des cultistes s'approcha de la machine, arrêta son infernal fracas, puis rejoignit la horde de fanatiques plus proche de l'entrée, s'éloignant ainsi du fond de la cave où chaque personne semblait dirigée vers cette émanation d'eau, formant ainsi une lune autour du puits.
Je me trouvais à présent au milieu de ce qui semblait être un rituel ésotérique situé sous-terre au milieu de nulle part. Étant là clandestinement, je restais discrètement caché sous ma capuche. Tous les cultistes présents faisaient d'ailleurs de même. On sait que le couvre-chef lors d'un rituel religieux est un signe d'humilité et d'allégeance envers l'entité vénérée. À mon grand avantage tout le monde se couvrait ; la plupart dans une robe brune et longue à capuche. Je ne suis pas sûr qu'il s'agissait de tenues rituelles car certaines robes étaient de simples couvertures, accrochées cependant avec de belles attaches dorées familières, semblables aux sortes de bijoux que j'avais déposés au sol au milieu de la cave. Quelques uns avaient pris soin de venir avec des tenues plus élaborées, portant d'élégantes broderies, ce qui jurait quelque peu avec notre décor plus archaïque.
En constatant que la plupart d'entre eux avaient commencé à prier, j'eus la peur au ventre. Mes plus proches voisins murmuraient des paroles dans une langue que je ne comprenais pas. Peut-être était-ce un patois bourbonnais. Et si ma présence était en réalité voulue et préméditée ? Je ne reconnaissais pas Gabriel parmi les cultistes. M'avait-il trahit ? Ou avait-il parlé sous la torture et été mis de côté pour que je sois utilisé à des fins blasphématoires dans quelques minutes ? J'étais coincé, car bouger maintenant c'était se déclarer à tous. Je n'avais aucune certitude quant à mon anonymat ici. Prévoyaient-ils de me sacrifier ? Pire encore, une créature inconnue allait-elle me prendre pour son repas en pleine nuit ? La peur suscitait des idées délirantes en moi. Mais ces délires étaient des possibilités réelles dont je ne pouvais m'extirper. J'étais pétrifié, silencieux, en état de semi-panique, au milieu d'une bande de dégénérés sous-éduqués en plein délire collectif. Le temps semblait à la fois long et accéléré. Je ne saurais dire s'ils priaient depuis dix minutes, une heure ou trois heures, tant ma perception était altérée.
Et puis arriva l'événement que je n'attendais plus. Auquel je n'avais jamais vraiment cru. Et c'est pourtant ça qui m'avait mené ici. Je repensais aux paroles de Gabriel « Je te parle d'une chose surnaturelle qui existe réellement. ». Une légère lueur se faisait connaître du puits d'eau vers lequel tout le monde était tourné. Est-ce qu'une chose allait en sortir ? Une créature nocturne des eaux profondes ? L'obscurité était si dense que je scrutais chaque recoin au cas où une présence discrète m'aurait échappé. Mais cette fois ma conviction devenait certaine : quelque chose arrivait par le puits d'eau. C'était peut-être le moment le plus important de ma vie spirituelle, et peut-être même le dernier si mes craintes s'avéreraient réelles.
Quelques bulles remontaient. Des petites. Puis des grosses. Et enfin, comme si l'eau était en train de bouillir, des éclaboussures débordaient.
Et d'un coup tout s'arrêta dans un silence de mort.
Dans un calme effrayant, un être humanoïde sortit de l'eau. Je ne saurais dire de quelle couleur était sa peau, s'il avait bien de la peau, car la lumière et les différents reflets empêchaient toute perception précise. J'hésitais entre le bleu ciel, le blanc translucide, la simple couleur peau rosée, ou le noir encre. L'eau s'écoulait joliment le long de son corps alors qu'il émergeait dans toute sa longueur. On devinait que la taille du puits était un peu étroite pour lui, alors que notre meute de cultistes aurait pu s'y jeter de concert. Ma première impression fut qu'il s'agissait d'un animal. Or, sa forme humanoïde caractéristique m'empêchait de confirmer cette hypothèse. Alors je me suis dis que c'était un géant. Une race ancienne comme on peut les deviner dans les contes et les légendes. Mais rapidement la Raison me commandait d'y voir un homme de très grande taille. Mais voilà, il venait d'émerger d'une eau souterraine que nul homme, fût-il nageur olympique, ne peut traverser, si tant est qu'une telle idée pouvait parcourir l'esprit d'un homme. Et surtout sa taille de géant était suffisante pour l'exclure de l'appartenance à notre espèce. J'étais face à quelque chose d'inexplicable. Quelque chose qui insultait tout ce que la Physique, l'Histoire, la Biologie et l'Anthropologie nous avaient appris. Quelque chose qui m'aurait immédiatement rendu fou si je ne m'étais pas moi-même engagé dans une quête folle et vertigineuse pour vaincre l'horreur de l'existence humaine. Ne pouvant me résoudre à fuir la fureur de Chronos dans Léthédoné, j'avais entrepris de remuer les forces surnaturelles les plus redoutables qu'il m'était permis d'approcher dans ce monde. Eh bien, j'étais servi. Coincé au milieu d'un culte ésotérique sous terre avec une abomination sortie des eaux noires des profondeurs. Cette abjection pour l'entendement déplaçait très naturellement son corps. Ce naturel était évidemment insupportable. On eût voulu qu'il boita, qu'il trébucha, qu'il se cogna contre les bords de la grotte. Mais non. Il semblait maîtriser parfaitement l'environnement qui l'entourait. Je ne distinguais pas ce que je n'ose appeler son « visage ». Je ne saurais donc dire s'il avait des yeux, un nez, une bouche ou des oreilles, ni même une pilosité quelconque. Peut-être que ces systèmes organiques biologiques étaient tout autre. Je ne serais pas même étonné d'apercevoir des branchies, étant donné la longue apnée impossible qu'il aurait dû faire pour traverser la nappe phréatique s'il en était dépourvu. À moins que ce puits ne soit relié à une autre zone émergée à proximité. Mais cela supposerait un réseau complexe et presque structuré. Et nous étions bien loin de tout ce qui se rapprocherait d'une métropole et de leurs réseaux tentaculaires pour métro. C'est donc bien ici que je voulais être, au départ de ma quête initiatique. Je réalisai maintenant à quel point j'étais ignorant de tout ce que cela impliquait. Mon sang se glaça lorsque j'eus la ferme impression qu'il me regardait, alors même que je ne distinguais rien qui correspondrait à des yeux. Je ne compris pas exactement le sens de ce rituel. Des pièces de cultes que j'attribuais maintenant à une ancienne civilisation, liée certainement à l'espèce de « Slenderman », dressées devant moi, étaient déposées entre nous et lui. Les prières se poursuivaient. L'abomination semblait nous scruter. Je sentais un mal de tête profond s'élever en moi et une sorte de bourdonnement interne que j'assimilerais à des acouphènes. Peut-être que la créature essayait de communiquer avec moi. Mon esprit, résistant à ce type de communication en tant que néophyte, réagirait alors par une forme de douleur. Ou bien était-ce l'angoisse prolongée qui se manifestait maintenant par un mal physique irrésistible ? Mes comparses semblaient pourtant rentrer dans une sorte de transe merveilleuse. Vivaient-ils en ce moment une forme d'état de conscience modifié inconnu ? S'étaient-ils connectés à une chose surnaturelle en recevant des bienfaits insoupçonnés ? Je sentais le regard de la chose sur moi. J'étais scruté. Je crois que ce qui me sauva, c'était mon âme sincère. J'étais davantage poussé vers la connaissance de cette connexion ésotérique que vers l'idée folle de faire connaître ce qui se passait ici. J'emporterais ce savoir dans la mort. Et cela, l'immondice primitive l'avait peut-être senti. Je cherchais un dieu suffisamment puissant pour vaincre Chronos et l'ensemble des démons qui se déchaînaient autour de lui. Je ne m'étais pas résigné à considérer la mort comme une entité véritablement libératrice. Si le Temps est un être vivant qui s'attelle à tourmenter nos vies en les conduisant petit-à-petit au néant, alors le Temps est un être mortel. Mais quel démon serait assez puissant pour tuer le Temps ? La mort elle-même pourrait tuer le Temps. Me voilà seul devant les portes de Mandos(1). Face à une expérience ineffable, entre la possibilité de ma mort prochaine et l'ouverture d'un champ infini inexploré. Or, si je déconsidère la mort c'est certainement une entité capable de se confondre avec elle qui pourrait sauver les âmes esseulées. Qui vaincrait l'irrésistible Chronos sans chercher un secours de Mandos ? Il faudrait que le sort réservé par cette entité soit pire que la mort bien sûr. Nous l'avons déjà tous envisagée. La souffrance éternelle. L'impossibilité de se raccrocher aux structures ontologiques de la réalité. La folie. Seule la mutation vers une vie maudite aux frontières de la folie pouvait vaincre Chronos. C'est ça que j'avais trouvé. Face à cet être géant qui n'était assurément pas une hallucination, j'avais aperçu une lueur dans la nuit des danses démoniaques. Il existait un certain savoir ici-bas qui pouvait nous permettre de vivre une vie intense et réelle sans tomber dans Léthédoné, la performance spectaculaire et marchande, la noyade des paroles humaines ou les prodiges historiques réservés au hasard des rencontres. Je sais qu'à présent j'avais atteint un point de non-retour. Dorénavant je serais un être maudit, hanté par cette odieuse vision de l'inacceptable. Je suis un mutant. Vous pouvez me voir. Mais vous ne pouvez pas me comprendre.
Soudain, je vis du coin de mon œil figé sur la créature, quelques silhouettes s'éloigner. Un automatisme purement reptilien me fît emboîter le pas de ceux qui sortaient du rituel pour revenir à la surface. La surface d'un monde parmi d'autres. L'autre étant celui que je venais d'entrevoir.

(1) Mandos est un Vala et fait partie des neuf Aratar. Il est l'époux de la Valië Vairë. Son véritable nom est Námo, il est plus connu sous le nom de Mandos du nom de l'endroit où il réside en Valinor. Mandos signifie « prison-forteresse » en quenya. Tous les êtres passent par ses Cavernes après leur mort en attendant d'être jugé par lui.

Le Culte de ChaumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant