Les braves gens ne courent pas les rues, Flannery O'Connor, 1955

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Portraits colorés et cruels de la mesquinerie ordinaire, de la perversion des mœurs, de la dépravation commune, de l'immoralité hargneuse d'un siècle accoutumé trop vite au confort jusqu'à la mauvaise foi, ce recueil de nouvelles, dont le fatidique est conforté par l'absence de chute, exprime la sudation âpre et pittoresque d'une corruption humaine. Il fallait certainement la verve d'un auteur du sud des États-Unis pour parvenir à ce déploiement de désespérance artiste, où une espèce d'ardeur climatique exhausse les passions et les fait culminer à un haut degré de banale perfidie. Dans ces intrigues, les êtres sont laids, vils, irrécupérables, cupides à n'importe quel âge, et personne n'est sauvé, la foi est toujours escroquerie ; c'est la description d'une humanité monstrueuse et peut-être de rien d'autre qu'une humanité strictement normale. Chaque effort de style est une pointe qui s'inscrit dans l'intention d'un sarcasme ou d'un coup, mais vérace et insidieux, révélateur, au comique grotesque, au ridicule grave par conséquences ; rares sont les effets esthétiques qui ne s'appliquent pas à une forme de dénigrement – parfois des paysages seulement, pour lesquels l'auteur conserve manifestement de l'affection et de la tendresse, sont dépeints par contraste et par touche avec beauté et pureté. Mais les moindres espoirs humains, caractères, pensées et actes, sont systématiquement laminées et désenchantés, au point que les nouvelles sont assez prévisibles : tout est une déception lourde dans le monde d'O'Connor, tout idéal a fui ou ne sert que de prétexte, rien d'heureux ne peut advenir, aucune surprise hormis une cinglante ironie. Les personnages ne font que conserver des impressions qu'ils poursuivent mécaniquement, comme dans la mémoire des enfants demeure une poignée d'images vives, et c'est seulement la sensation capricieuse qui, incitant à les reproduire, mène des envies et perpétue des mœurs. Sans profondeur, incapables de se connaître si malhonnêtes qu'ils sont, extrêmement nuisibles à autrui et à toute continuité de valeur dans une société qui aurait besoin non d'exemples mais seulement d'homogénéité pour se conduire, tous incarnent la stupide brutalité de l'anodin, le morgue réflexe du troupeau habitué à ne pas réfléchir et à ne rien relativiser. Ils constituent un vacarme d'égoïsme intérieur qui déforme la vérité et abîme le monde ; ils fondent le bruit lancinant des hommes qui ne s'y entendent plus intrinsèquement et réciproquement, qui ne disposent plus de la sérénité et du détachement pour s'écouter, sans plus d'accès à une forme de sagesse ; ils méritent les maux qu'ils reçoivent car infligés par d'autres comme eux, leurs semblables : rien que des automates stylés, déshumanisés et partiellement ou totalement crétins, des aliénés. Ces personnages vraisemblables, sans éthique, aux convictions toujours intéressées, aux horizons raccourcis à des avantages mesquins, dont toute morale est amputée de l'essentiel et réduite à des conventions, fondent leur doctrine sur leur superficielle image et sur le profit personnel, inconstants et piteux ; ils incarnant les proverbes auxquels ils résolvent leur existence et avec lesquels ils s'expriment, se répètent et rassurent. Toutes leurs résolutions sont mensonges ou faussetés accordés à une mode, ils se contentent de penser avec la voix populaire, la voix hideusement médiocre de leur temps progressiste et grégaire, la voix universellement inavouée des monstres ordinaires et déculpabilisés qui refusent de s'admettre bien tranquilles et sans souci.

C'est à cette peinture crue qu'O'Connor destine ce recueil, représentation fauve d'une Amérique à la bêtise immorale, hypocrite et malsaine, typiquement piètre et néfaste ainsi que contagieuse, mais je prétends que ce n'est pas, à la différence d'un Roadl Dahl dont le style lui ressemble, par volonté d'humour piquant, même si l'on peut provisoirement s'amuser de ces caractères sordides. La façon dont ils se rapportent à la normalité honteuse exclut la légèreté et le seul divertissement, on ne se détache pas de ces êtres révoltants qui évoquent un voisin dont l'auteur révèle l'imbécile perfidie : le mal est quotidien et répugne. Il y a une juste haine chez O'Connor, une dureté, un dégoût immense et une exclusion. Une lourde entreprise de déni et de scandale sourd de ces récits qui n'ont pas l'ingéniosité pour excuse, qui ne se complaisent à aucune littérarité badine et primesautière, qui ne se vouent pas à l'astuce et au piment, qui ne consistent pas en spiritualité d'épate et de clins d'œil. On ne saurait lire, je pense, ces nouvelles avec une satisfaisante complétude en se focalisant seulement sur des effets d'exagération et de distance. Les passages ponctuels de style pittoresque, où curieusement se distingue une façon de négligence, comme des inaboutis volontaires, linéaments singuliers de coloration forte qui conserve quelque chose d'impossible ou de flou, style personnel de l'indistinct, idiosyncrasie de la note, produisent un art d'une certaine discontinuité, insistant sur le poids et sur la masse, sur la pesanteur, sur l'atmosphère brute, effet d'indécision des contours et profondeur de l'air, que j'ai trouvé assez semblable chez William Faulkner.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant