Monsieur de Bougrelon, Jean Lorrain, 1897

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Monsieur de Bougrelon est un roman sur rien ou presque sur rien, quasi sans intrigue, une couleur avant d'être une somme d'actions, le récit de deux Français en visite à Amsterdam qui s'ennuient dans ces rues froides et mal peuplées et qui rencontrent une truculence de haute lignée, Bougrelon lui-même, qui se propose cicérone vers de sensuelles distractions tout en leur racontant, d'un ton passionnément désuet, les événements pittoresques de son passé français d'aristocrate. Ce cyrano défraîchi, acculé à une fière misère, constitue la voix de presque toute la narration, quoique le narrateur soit l'un des touristes, mais il est si volubile et tant fascinant d'ampoule et d'incongruité qu'il occupe à lui seul la place et même le volume de ce court roman, avec ses parures ostentatoires de dandy intempestif qui le font universellement étranger et disparate, avec ses discours enflés de style et bardés de jeux lexicaux où l'originalité tapageuse rend l'impression d'une figure démesurée à la culture pléthorique, avec ses récits de femmes convoitées, d'exil d'outre-siècle et de divertissements surannés autant que bizarres, avec toute sa dignité empressée de pathétique chimère. Il racontera entre autres, en convoitant des portraits sulfureux et en pelotant des musées de pelisses, comme une certaine femme qui lui résista fut assassinée par son serviteur noir qu'elle exaspérait de son corps tentateur, comme les yeux de la morte lui furent ensuite évoqués par un caniche fille qu'il poursuivit jusque dans les ruelles les plus sombres, puis comme cette chienne après avoir été trucidée par un grand ami noble se rappela à lui sous la forme d'un ananas en bocal qu'il conserva comme un évocatoire infiniment précieux de toute la vie effervescente et profonde des tropiques quintessenciés. Ce récit très fin-de-siècle exacerbe les sens jusqu'à la dégénérescence, dégoûte incommensurablement de la vie moderne, imprègne d'une moite lassitude le désœuvré à la recherche perpétuelle de nouveautés, accompagne tout pérégrination inutile d'un spectre diffus de mélancolie mollement distraite, menace de pamoisons des sangs trop purs qui vaquent comme ils peuvent et profitent presque avec vampirisme de l'occasion d'une balade jusqu'à l'ivresse, comme précédant la trop calme et logique résolution du revolver.

C'est évidemment un travail de haut style que cet écrin de velours qui ne renferme que des fantômes d'être avec ses senteurs passées, une gageure que de savoir à ce point parler d'une absence avec les formes de l'envoûtement, une identité et une littérature que d'assumer une relation uniquement sur des ambiances de chair épuisée, un caractère superbe de ne pas vouloir s'abaisser à l'intérêt des foules engouées que pour des vivacités édifiantes et des déterminations fortes. En demi-teinte, en clair-obscur, en quasi-gothiques abus, des galeries doucereuses d'une pesante malséance, la sensation d'une race en extinction ou dont la décadence se perçoit à la prédominance de manière sur le fait, l'impression d'un souffle brisé avec force alanguissements cardiaques, cadavériques et dévalés – ou bien j'y vois trop, moi seul, dans ces vents violents et ces rideaux d'humidité plombée, le décor propre à exalter ma pensée fascinable et artiste d'une abondance de significations souffreteuses. C'est néanmoins une excellente pièce sur un vide, une pièce sur une façon de combler un vide, une pièce sur le comblement impossible d'un vide au moyen de la postureet de la verve. Évidemment, comme histoire et comme édification, c'est maigre, mais comme type et comme art, quel dédain et quel succès !


P.-S. : Guy Ducrey, dans cette collection « Bouquins » des éditions « Robert Laffont », livre une excellente préface sur la notion de littérature fin-de-siècle, un bel article de référence, à la fois détaillé et pas pédant, d'un style non seulement impeccable mais joli, et qui constitue un exemple de ce qu'il faut produire quand on veut informer un lecteur avec précision sans pour autant sacrifier la manière c'est-à-dire sans renoncer au défi d'être soi-même littérateur quand on présente un ouvrage d'admirations dont on veut se montrer digne. Le dosage est juste entre le souci d'exhaustivité relatif à un ouvrage d'assez grand public et la tonalité personnelle qu'on doit y adjoindre pour entretenir l'intérêt du lecteur et faire supposer au préfacier la légitimité d'un discours sur des auteurs auxquels il faut atteindre quelque peu. C'est un long travail, d'une longueur proche du roman de Lorrain lui-même, qui a l'immense mérite de ne pas paraître long : c'est si rare, des préfaces aussi instruites que plaisantes, qu'il faut impérativement les signaler.


À suivre : Le quatorzième dément, Duval


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« Et quand nous fûmes dans la rue : « J'y fais toujours un peu émeute, nous disait-il d'un ton mélancolique. Si retardataires que soient ces pays, ils ont marché, et moi je suis resté stationnaire, je suis une idée dans une époque où il n'y en a plus. Quoique nouveaux venus en Amsterdam, vous leur semblez des leurs, tandis que moi, qui vis chez eux depuis quarante années, je... Mais l'étrange est partout étranger. La fidélité, c'est une telle originalité, que dis-je ? c'est pis que l'originalité : c'est un exil, messieurs. Qu'est-ce qui est fidèle, aujourd'hui ? Et l'exilé est toujours seul. Or, c'est mon orgueil que cette solitude. J'y suis au pilori, mais j'y domine la foule. Que peuvent m'importer, à moi qui ai vécu dans la compagnie de femmes idéales (les dernières femmes, vous m'entendez, messieurs, d'une société à jamais disparue), que peuvent m'importer, vous dis-je, les petits cris d'effroi des bourgeois aux fenêtres et des galopins se retournant sur moi, quolibets des passants à la religion du passé ! On me bafoue, et je m'en loue, oui, je m'en loue. Mieux : je m'en fous, messieurs. » » (page 117)


« Entre toutes ces choses éblouissantes, nous nous étions arrêtés devant un somptueux magasin de fourrures, fourrures et articles de voyage dont ces Hollandais ont le raffinement. Nécessaires et sacoches : c'étaient, mordant à même le fauve des peaux de truie ou le gris velouté des peaux de daim plus souples, le nickel et l'argent de garnitures exquises. Il y avait là aussi des valises, pareilles à des objets d'art, sous les boucles et les ardillons d'acier fin des courroies, et un tel choix dans la nuance et le grain des cuirs que cet étalage en devenait une vision déconcertante et tendre, une immédiate requête à d'intimes contacts, à des attouchements sournois ; une idée de nudité s'en détachait impérieuse, les bouges entrebâillés du Ness suggestionnaient moins l'ivresse de la chair... Des fourrures, martre, vison et zibeline, jetées au travers des objets en aggravaient encore l'obscénité, on eût dit des chevelures, rases, des toisons de sexe, touches perverses et discrètes posées sur ces peaux nues ; et toutes ces fourrures et tous ces cuirs fauves, tentaient, caressaient, raccrochaient. » (pages 136-137)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant